Saint-John Perse,
Mythes
et présences
Colloque en ligne
Vers un
renouveau philologique :
Esa Christine Hartmann
Université de Caroline du Nord
« Pareils
aux Conquérants nomades maîtres d’un infini d’espace, les grands poètes
transhumants, honorés de leur ombre, échappent longuement aux clartés de
l’ossuaire. S’arrachant au passé, ils voient, incessamment, s’accroître devant
eux la course d’une piste qui d’eux-mêmes procède. Leurs œuvres, migratrices,
voyagent avec nous, hautes tables de mémoire que déplace l’histoire. »[1]
A l’image de ces « poètes transhumants » du Discours de Florence,
Saint-John Perse évoque dans Anabase le cheminement audacieux des
conquérants à travers le désert, « terre sans amandes »[2], une
longue et périlleuse ascension vers la mer lointaine, « Mer morte »
d’où s’élève ce « souffle d’autres rives »[3], mer
scintillante dans le songe de « l’Etranger. Qui passait. »[4]. La
création poétique persienne suit le destin de cette « expédition vers
l’intérieur », conquête des mots et de l’âme accompagnant les
« signes en voyage »[5] à travers
le monde et sur la page de poésie. C’est cette anabase de l’écriture,
longue progression vers l’œuvre parfaite, que la critique persienne récente,
illustrée par les auteurs du Saint-John Perse sans masque[6], tâche de
retracer. Dans cette nouvelle entreprise critique, il s’agit d’épouser le
mouvement sinueux et complexe d’une migration et d’une maturation verbales à
travers les différentes étapes de la création poétique, poursuivant la trace
perdue des mots et des images sur les manuscrits, pour en découvrir les trajets
secrets, les impulsions irrévélées, les aimantations irrésistibles, les
silences mystérieux et profonds. Explorant « la mémoire de ces
lieux »[7], le
critique se fait, dans cette anabase herméneutique dépeinte par
Saint-John Perse, « flaireur de signes, de semences », « suiveur
de pistes, de saisons »[8],
« éveillant aux frontières l’éternité qui baille »[9] sur
l’œuvre achevée, intemporelle – l’édition monumentale de la Pléiade.
Tel est le propos de la critique génétique, qui se consacre à la
lecture des manuscrits poétiques, souhaitant ouvrir l’œuvre
persienne, figée sous son éclat intemporel et éternel, à la dimension du temps,
à la temporalité dynamique et vivante de sa création. La naissance de l’œuvre
et sa gestation au sein du processus scriptural représentent les objets
principaux d’une analyse de la démarche créatrice de Saint-John Perse, du
fonctionnement de son écriture en devenir, lovée au sein des manuscrits. Ainsi,
témoignages à la fois matériels et immatériels d’une expérience existentielle,
scripturale et imaginaire que sont la vie de l’auteur et l’histoire de l’œuvre,
les manuscrits représentent un intérêt nouveau au sein de la critique
persienne. Héritage littéraire que Saint-John Perse confia à la Fondation
Saint-John Perse d’Aix-en-Provence peu de temps avant sa mort, ces documents
autographes incarnent la mémoire vivante des pérégrinations biographiques de
leur auteur. Rapportés de Chine, d’Amérique, de continents éloignés, ils le
suivent dans sa « course de Numide »[10], retraçant le
chemin d’une longue odyssée à travers les continents et les mers. Emportés par
la Gestapo[11], perdus en exil,
ils épousent le destin existentiel, les vicissitudes et errances de toute une
vie d’aventures et d’épreuves. Chéris par leur auteur, dissimulés ou détruits,
les manuscrits dévoilent les aspects les plus intimes et les plus secrets de la
vie de l’écrivain et de son œuvre.
Pénétrer dans l’antichambre de la création signifie
avoir accès à une intimité remplie d’énigmes et de silences. Documents vivants
et souvent déconcertants, les manuscrits de Saint-John Perse, « avoisinant
encore la flamme originelle, […] demeurent choses métamorphiques, promesses
d’astres ou de comètes dont ils fixent l’œil ou l’embryon ».[12] Par leur beauté visuelle et graphique, leur dynamisme et leur fragilité,
ils exercent un pouvoir de fascination sans mesure sur celui qui les tient
entre ses mains. Ils provoquent le désir irrésistible et téméraire de partager
le secret de la création, de le percer pour le transformer en connaissance. Ils
réveillent la passion d’être au plus près d’un texte aimé qu’on voit renaître
progressivement sous ses yeux, de toucher à l’authenticité sensible des
documents autographes, de voir le corps charnel de l’écriture s’inscrire sur la
feuille. Si leur découverte suscite la curiosité la plus vive, leur lecture
nécessite la patience la plus grande pour rechercher des états manuscrits
disparus, perdus, envolés ou cachés, pour déchiffrer, classer et transcrire une
écriture personnelle et énigmatique, souvent illisible. Car à la différence du
livre, symbole de la lisibilité du monde, le manuscrit se tient au cœur de
l’obscurité et du secret, exerçant une fascination trouble sur le critique qui
plonge dans une expérience interdite, inédite. Et pourtant, malgré son opacité
parfois inexplorable, l’avant-texte jette une lumière nouvelle sur l’œuvre
poétique, ainsi que sur l’intimité du geste créateur. C’est cette lumière
qu’ont incontestablement permis d’atteindre les apports dus à Albert Henry,
premier grand critique à avoir défriché les repères de cette exploration des
manuscrits persiens.[13] L’œuvre d’Albert Henry est à coup sûr celle d’un pionnier, établie
alors même que cette méthode d’investigation philologique n’avait pas encore
pris le nom de « critique génétique » et ne se soit parfois égarée
dans un dogmatisme souvent spécieux. Il faut croire d’ailleurs que l’autorité
même des travaux d’Albert Henry, les ouvertures de ses analyses ont pour une
bonne part prémuni la poursuite de cette voie pour le commentaire de l’œuvre de
Perse, de toute tentation d’enfermement sophiste et des écueils qui se sont
emparés d’analyses relatives aux corpus manuscrits d’autres écrivains. On est
certes revenu depuis lors de ces excès, inhérents à toute voie critique à un
moment donné, et la génétique textuelle est aujourd’hui bien plus diverse mais
aussi bien plus humble qu’auparavant. La voie tracée par Albert Henry est donc
un exemple, dans le sillage duquel il est très profitable de se
positionner ; j’ai choisi pour ma part de placer mes travaux sous cet
héritage fructueux et ouvert à la fois.[14]
Pour illustrer les enjeux d’une lecture
génétique de l’œuvre poétique de Saint-John Perse, je souhaiterais présenter
ici deux petites études de passages manuscrits, révélant deux aspects du
fonctionnement de l’écriture persienne. Le premier, s’inscrivant au sein d’un
mécanisme d’auto-réception sur le manuscrit, nous fait découvrir une curieuse
activité de censure de la part du poète lors de la gestation de Vents et
d’Amers, chargés d’érotisme et de mystère. En effet, la comparaison du
texte définitif avec les différentes versions manuscrites révèle le travail
critique de l’auteur : de l’avant-texte au texte, du manuscrit au poème
achevé, l’évolution scripturale et sémantique équivaut non seulement à la genèse
de la poesis et du verbe poétique,
mais aussi à un processus de réception et de censure.[15] Sur les
manuscrits persiens, nombreux sont les mouvements d’expansion sensuelle et de
dérive rêveuse à travers les « palettes » d’une grande richesse –
rappelons que l’expression est d’Albert Henry et désigne ces grandes listes de
mots consignées sur le manuscrit de Perse, dans l’attente du choix final –,
jusqu’au moment inévitable de la relecture, où le contrôle et l’autocensure
retranchent le flux libre de l’imagination créatrice. À un mouvement premier
qui s’exprime dans un jet libre et débridé, parfois violent, emporté dans sa
passion, succède une phase d’élaboration secondaire, plus consciente et sévère,
qui ordonne, censure et atténue le trait, au risque parfois de perdre de la
richesse exubérante des palettes, de la « charge érotique », de la
« sensualité » des variantes, comme ici sur le manuscrit de Vents :
Ve 1, p.6 :
Femme < odorante > /
loisible au flair du < dieu > / ciel et
à elle seule découvrant la perfection de son être / arôme / mettant à nu / vif
ses parties génitales / l’intimité vivante de son être / corps
texte
définitif :
« Femme
loisible au flair du Ciel et pour lui seul mettant à vif l’intimité vivante de
son être… » (Vents, I,
5, O.C., p.189).
Ce passage
dominé par le champ sémantique du parfum et de l’odorat –
« odorante », « flair », « arôme » – révèle un
mouvement d’abstraction de la version première à la version finale. Le syntagme
« femme odorante au flair du dieu », concret, suggestif et sensuel,
se transforme en « femme loisible au flair du Ciel », abstrait,
métaphorique et spirituel. L’adjectif « loisible »[16], employé impersonnellement
selon l’usage étymologique et moderne, distancie la figure féminine et
affaiblit la perception immédiate de son parfum, pendant que son deuxième sens
ancien[17] de
« qui est permis, laissé à la libre volonté de quelqu’un » expose la
« femme loisible » à la volonté divine. Le remplacement des variantes
« dieu / ciel » par le mot « Ciel » dans la version
définitive, attribue à cette entité abstraite et idéale une forte connotation
spirituelle, voire religieuse, chrétienne. De même, la présence immédiate,
directe et érotique du corps féminin dans sa splendeur (« la perfection de
son être / son arôme »), sa nudité sensuelle (« mettant à nu / vif
ses parties génitales ») et son intimité (« l’intimité vivante de son
être / corps ») disparaît au profit d’une représentation idéalisée de la
figure féminine, la description concrète et sensuelle du « corps »
faisant place à une évocation idéale et abstraite de « son être ».
Parfois, la suppression d’un segment de phrase peut changer la vision
globale du poème, comme ici la relation entre l’Amant et l’Amante dans la
strophe IX du poème Amers,
« Étroits sont les vaisseaux… ». Les deux passages suivants
illustrent particulièrement le travail de censure, à l’œuvre sur le
manuscrit :
Am 5, p.19 :
Solitude et
ténèbres au grand midi de l'homme < ! > … Mais
source aussi secrète pour l'amante, < (et douceur
d'homme pour la femme) > ainsi la
source sous la mer où bouge ce peu de sable d'or… < Accueil
enfin du songe vrai et la clé tourne sur l'autre seuil. >
Am 6, p.21 :
Solitude
et ténèbres au grand midi de l'homme… Mais source aussi secrète pour l'amante,
ainsi la source sous la mer où bouge ce peu de sable d'or… [18]
À travers la suppression du segment « et douceur d’homme pour la
femme », très éloquente et significative, Saint-John Perse illustre ici sa
conception « amoureuse ». L’Amant, selon la représentation imaginaire
persienne, incarne la figure mythique du conquérant ; l’Amante, assurant
le repos du guerrier, se transforme en objet de possession, de consommation, de
plaisir. L’âme de l’Amant, toujours indépendante, fuyante et errante, sans
tendresse pour la féminité, témoigne, dans les heures de solitude et
d’égarement métaphysique, d’une aspiration vers l’inconnu et l’ailleurs. La
« douceur », attribut purement et éminemment féminin, ne sied donc
pas à un héros violent et à jamais inapprivoisé. Saint-John Perse suit-il ici
le modèle « traditionnel » des attitudes amoureuses à adopter par les
amants ?[19] L’acte
créateur s’accompagne donc parfois d’une activité de censure, consistant en une
confrontation graduelle et dialectique entre la matière poétique et le sujet
critique. De relecture en relecture, de correction en correction, le poème en
train de naître intègre cette conscience du sujet écrivant. Ainsi, le texte
publié représente-t-il déjà un texte « reçu » – lu, censuré et
corrigé –, la création coïncidant toujours avec un accueil critique et une
interprétation.
Le voyage des métaphores à travers les
différentes étapes manuscrites pourrait représenter une autre découverte
importante de la lecture génétique de l’œuvre. Le résultat en consiste parfois
en une illumination inespérée d’une métaphore obscure, rendue lisible grâce à
la poursuite de son développement à travers les différentes couches archéologiques
de l’avant-texte. Car souvent, le surgissement sur les manuscrits de métaphores
absentes de la version définitive permet de donner une nouvelle interprétation
à quelque passage du poème achevé. Ainsi, la métaphore de la « salamandre »,
supprimée dans le texte imprimé, fait son apparition sur la page manuscrite de Oiseaux.
Voici son évolution à travers les différents états :
Oi 2,
p.1 :
(mouvement
B, § 3) :
[Ainsi]
L’oiseau, de tous nos consanguins le plus avide d’être / de puissance / ardent
à vivre, est celui-là, (très instamment, ardemment), qui pour nourrir sa
passion d’être porte secrète en lui la plus haute fièvre du sang / combustion |
et le plus chaud / ardent climat.
Sa gloire
/ fièvre / grâce réelle / < son
mystère > | est
combustion (du sang) / d’être l’usure et la consommation / d’être (la)
combustion du jour / dans la combustion, à l’inverse du mythe de la salamandre, qui vit d’incombustion.
Sa grâce /
gloire / son fait | est dans la combustion, | non dans l’incombustion où vit la
salamandre / le règne / mythe de la
salamandre | à l’inverse du mythe de la salamandre qui vit d’incombustion.
Oi 3,
p.1 :
Sa grâce /
gloire est dans la combustion [du souffle / de l’être], | à l’inverse du mythe
de la salamandre, qui vit
d’incombustion / non dans l’incombustion où vit … [la salamandre].
texte
définitif :
« L’oiseau,
de tous nos commensaux le plus avide d’être, est celui-là qui, pour nourrir sa
passion, porte secrète en lui la plus haute fièvre du sang. Sa grâce est dans
la combustion. » (Oiseaux, I, O.C., p.409)
Le terme de
« combustion »[21] surgit à
l’intérieur d’une palette dont le sème commun consiste en la chaleur, présent
dans les expressions « fièvre », « chaud »,
« ardent » : « fièvre du sang / combustion // et le plus
chaud / ardent climat ». La combustion n’adopte pas uniquement l’idée
d’une brûlure complète par le feu, d’une consommation par les flammes, mais aussi
l’acception chimique d’une production d’énergie calorifique, d’un dégagement de
lumière et de chaleur, grâce à la combinaison d’un corps avec l’oxygène,
communément obtenu par le fait de le brûler entièrement par l’action du feu.
L’inflammation est donc aussi importante que la production de chaleur, d’une
« fièvre du sang ». L’oiseau, être dynamique par excellence, incarne
l’énergie vitale, telle qu’elle se révèle dans la légèreté gracieuse de son
vol. Naissant de la combustion, elle lui accorde l’« ardeur de
vivre », la « passion d’être ». L’expression
« combustion », incarnant l’effervescence du sang brûlant, se
métamorphose cependant, le long de la palette, d’un terme symbolisant la
chaleur passionnée en une métaphore représentant la brûlure par le feu,
« l’usure » et « la consommation », débouchant ainsi sur le
« mythe de la salamandre, qui vit d’incombustion ». Selon la légende,
la salamandre peut traverser le feu sans en être altérée, contrairement au
phénix, qui renaît des cendres après avoir été consumé par les flammes. Porté
par l’énergie cosmique au sein de l’être, l’oiseau se nourrit du souffle vital
qui lui confère sa grâce et sa gloire exceptionnelles : « Sa grâce /
gloire est dans la combustion [du souffle / de l’être] ». La comparaison négative
avec le mythe de la salamandre n’apparaît pas dans la version définitive. La
signification du mot « combustion » y adopte une acception purement
chimique d’une production d’énergie et de chaleur, prolongeant le sens de
l’expression « fièvre du sang », et non pas l’image d’un phénix brûlé
par les flammes, qui supposerait une consommation entière du corps de l’oiseau
par le feu. Les expressions « le plus avide d’être »,
« passion » et « grâce » pourraient actualiser l’expression
étymologique comburere diem, virtuellement présente dans le
terme « combustion », et qui signifie « passer gaiement la
journée ». Cette expression latine serait susceptible de corroborer la
légèreté, « l’ardeur de vivre » et « la passion d’être »
incarnées par l’oiseau, symbole de l’idéal philosophique du carpe diem, d’une vie intense et passionnée.
Si la
figure mythologique du phénix,
pendant mythologique de la salamandre,
est bannie du texte, elle n’est pas pour autant absente de l’avant-texte, où
elle apparaît sous la forme parodique d’un « histrion » :
« < Rien là de
théâtral, rien de cette verticalité à quoi prétend l’histrionisme du phénix.> »
Oi 5,
p.16 :
Rien là de
théâtral, rien de cette verticalité à quoi prétend / où se hausse |
l’histrionisme du phénix [légendaire] / [après avoir repris ses ailes au feu /
aux cendres]
Ivres
d’une autre fatalité
Oi 6,
p.11 :
< Rien là
de théâtral, rien de cette verticalité à quoi prétend l’histrionisme du phénix.
>
L’idée de
verticalité se trouve figurée dans l’ascension du phénix qui s’élève,
ressuscité, de ses cendres et s’envole vers un ciel nouveau, « après avoir
repris ses ailes au feu ». La légende se trouve ici détournée, parodiée,
mise à distance, la théâtralité allégorique abandonnée au profit d’une
représentation dynamique, mais non dramatique de l’être. Dans la version
définitive, l’ascension verticale est remplacée par « l’inflexion du
vol », la représentation chrétienne d’une élévation vers le ciel par la
renaissance cosmique, par l’éternel retour qui incarne une « autre fatalité ».
Le temps dramatique cède devant le temps cyclique.
Souvent, les images supprimées à un
endroit de l’avant-texte resurgissent, légèrement modifiées, dans un
emplacement différent. Il en est ainsi avec la comparaison entre l’oiseau (comparé) et le poisson (comparant), constituant une
leçon intéressante, absente du texte définitif :
Oi 5, p.9 :
L’oiseau,
hors de / dans sa migration / ses mutations / son onde aérienne, précipité sur /
(re)jeté captif / vivant sur | la pierre / terre / page / feuille / planche du
Peintre comme le poisson palpitant /
la palpitation du poisson | sur la roche voisine / pierre du rivage / grève
rocheuse a commencé de vivre le cycle et la suite sérielle de ses métamorphoses
/ mutations / [de] sa création.
texte
définitif :
« L’oiseau,
hors de sa migration, précipité sur la planche du peintre, a commencé de vivre
le cycle de ses mutations. »
(Oiseaux, IV, O.C., p.413)
Introduite
dans ce passage par l’apparition de l’expression « onde aérienne »,
la comparaison animale crée une fusion mentale entre deux éléments équivalents,
la houle marine et le flux aérien. Le « ravissement » de l’oiseau,
« précipité », « captif », sur la toile du
Peintre, se trouve comparée à « la palpitation du poisson | sur la roche voisine », prisonnier lui
aussi, extrait de son milieu naturel, « hors de sa migration », et « (re)jeté » sur la « pierre du rivage ». Le mot
« pierre » apparaît deux fois dans le passage présent, représentant
chaque fois un milieu hostile, voire mortel, pour l’oiseau comme pour le
poisson. La pierre symbolise l’immobilité, et par conséquent s’oppose à l’air
et à l’eau, éléments de mouvement, de « métamorphoses » et de « mutations ».
La captation de l’élément réel, incarné ici dans les métaphores animales de
l’oiseau et du poisson, revient donc, dans un premier temps, à une fixation, à
une immobilisation de l’être vivant sur la « page / feuille » du
manuscrit poétique et sur la « planche du Peintre ».
Pour
quelle raison la comparaison en question se trouve-t-elle écartée du texte
définitif ? Précipitée hors de l’eau vitale, la « palpitation du
poisson sur la grève rocheuse » annonce sa mort imminente : la
fixation de l’oiseau sur la toile du peintre, sa transformation en œuvre d’art
symboliserait ainsi sa mort. Or cette vision semble contredire l’idéologie
créatrice de Saint-John Perse : l’oiseau, « hors de sa
migration », « précipité sur la toile du Peintre », continue à
être vivant, continue à vivre « le cycle de ses mutations ». Tout
l’intérêt de l’ethos poétique persien
réside dans ce postulat de vie et de vivacité de l’œuvre d’art, aussi vivante
que l’être. L’espace artistique et l’espace réel ne font qu’un : « un
même espace poétique continue d’assurer cette continuité »[22],
permettant la survie de l’être vivant à l’intérieur de l’œuvre d’art.
Les passages
supprimés de l’avant-texte persien manifestent ainsi une valeur herméneutique
réelle, transformant le manuscrit en un véritable discours interprétatif du
texte achevé. Mainte métaphore in absentia du texte définitif se transforme en métaphore in praesentia sur la page de manuscrit.
Inépuisable richesse des manuscrits persiens et de
l’élaboration artisanale du poème qu’ils laissent deviner, multitude et
souplesse des interprétations naissant de chaque nouvelle lecture génétique.
Certes. Mais aussi, voie d’un renouvellement de la lecture et de l’étude du
texte dans ses potentialités même, et dépassement salvateur de la sphère d’une subjectivité
omnisciente : ce sont là, certainement, les apports les plus décisifs de
la critique génétique autour de l’œuvre de Perse. Les aspects les plus variés
de l’écriture naissante – les phénomènes de la genèse poétique, les mécanismes
du geste scriptural, les caractéristiques du style en devenir et de l’écriture
en train de naître, le travail des mots et le fonctionnement des signes dans
leur matérialité même – représentent les différents « amers » de
cette poétique vivante qui se dessine en acte sur les manuscrits, et qui
appellent encore dans les années à venir le renouveau philologique dont est
porteuse cette attention à la genèse de l’œuvre de Perse, telle une nouvelle anabase poursuivant sa quête.
© Saint-John
Perse, le poète aux masques (www.sjperse.org) / La nouvelle anabase
(2003)
[1] Saint-John
Perse, Discours de Florence, O.C., p.457.
[2] Anabase,
O.C., p.93.
[3] Ibid.,
p.94.
[4] Ibid.,
p.89.
[5] Ibid.,
p.113.
[6] Saint-John Perse sans masque. Lecture philologique de l’œuvre, Textes de Colette Camelin, Joëlle Gardes Tamine, Catherine
Mayaux, Renée Ventresque, sous la direction de Joëlle Gardes Tamine, La
Licorne, Université de Poitiers, 2002.
[7] Anabase, O.C., p.94.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Exil, VII, O.C., p.136.
[11] S’agit-il
ici d’un mythe ? « Toute l’œuvre inédite et les manuscrits
littéraires de Saint-John Perse, avec d’autres papiers et documents, furent
enlevés par la Gestapo, en quête sans doute de dossiers politiques. » (Saint-John Perse, O.C.,
pp.1094-1095).
[12] Saint-John
Perse, Hommage à Léon-Paul Fargue, O.C.,
p.525.
[13] Albert
Henry, Amitié du Prince de Saint-John Perse : Édition critique,
Transcription d’états manuscrits, Études, Paris, Gallimard,
Publications de la Fondation Saint-John Perse, 1979 ; Amers de
Saint-John Perse, une poésie du mouvement, Paris, Gallimard, Publications
de la Fondation Saint-John Perse, 1981, ; Anabase de Saint-John Perse :
Édition critique, Transcription d’états manuscrits, Études, Paris,
Gallimard, Publications de la Fondation Saint-John Perse, 1983.
[14]
Notamment
pour ma thèse : Esa Christine Hartmann, Eléments pour une
« poétique » des manuscrits de Saint-John Perse, thèse de
doctorat, sous la direction de Renée Ventresque, Université Paul Valéry –
Montpellier III, 2002.
[15] « Je reconnais,
intuitivement, une sorte d’illumination au départ, ensuite un mécanisme
rationnel… Être poète, c’est avoir des satisfactions constantes
d’élaboration. » (Citation de Saint-John Perse par Roger Little,
« Pour une lecture de Saint-John Perse », Alif, n°7, Tunis, 1976, p.99).
[16] loisible > lat. (impersonnel) licere, licet « il est permis »
[17] loisible > lat. (intransitif, avec pronom
neutre pour sujet) licere, licet, « être permis »
[18] Ceci
correspond à la version définitive : Amers,
IX, V, O.C., p.346.
[19] L’Amante
symbolisant la féminité douce, tendre, docile, la sensualité, l’Amant la
virilité passionnée, l’indépendance, le désir de liberté, la spiritualité…
[20] Comme nous
avons essayé de prouver dans l’annexe de ce travail, l’état intitulé Oi 5 par
erreur précède les états Oi 4 et Oi 3 selon la chronologie créatrice.
[21] (> lat. combustio de comburere
« brûler entièrement »).
[22] Oiseaux, III, O.C., p.411.