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- Mais, monsieur le Ministre, vous nous racontez « la Bannière bleue » !

M. Buron foudroyé, s'arrêta et dit d'une voix consternée et comique :

- Vous l'avez donc lue ?


Oui, j'avais lu ce chef-d'œuvre de la littérature enfantine vers l'âge de dix ans. J'en parlai avec flamme. Alors, Saint-John Perse, qui n'avait pas prononcé un mot jusque-là, laissa tomber, d'une voix monocorde et rêveuse :


- « La Bannière bleue »... « la Bannière bleue » ... Je ne l'ai pas lue mais Valéry l'adorait. « La Bannière bleue » rompit la glace en-tre nous deux, à ce qu'il semble car, après le dîner, il me tint debout pendant trois heures contre un pilier et me raconta divers épisodes de sa vie. Le récit était si savant, si captivant que j'en conclus qu'il devait
être en train d'écrire ses « Mémoires» et qu'il en essayait des morceaux sur moi.


Il avait assisté à la conférence.de Munich, en 1938, ou Il accompagnait Daladier ainsi que« son ministre de l'époque». M. Bonnet, dont il parlait avec un mépris pres
que hain
eux et dont il feignait d'avoir oublié le nom. Il me décrivit une scène particulièrement curieuse. A je ne sais quel moment de la négociation, Hitler se roula par terre dans une crise de fureur. Tout le monde regardait cela avec ébahissement. Mussolini s'approcha de Saint-John Perse et, lui touchant doucement le bras, murmura :


- Né vous en faites pas, monsou Lézé, jé lé connais !..


Rien n'est jamais fini avec les poètes. Après vingt ans d'obscurité, 'Saint-John Perse émergea glorieusement de la hihliothèque du Congrès américain. Le monde, tout à coup, se souvint qu'un grand poète était enseveli. sous des piles de livres et lui décerna le prix Nobel. J'imagine qu'il put enfin jeter le smoking de 1935. Du reste, ce fut une transfiguration. L'homme dont je vis la photo dans les journaux n'avait plus rien de commun avec le petit fonctionnaire démodé que j'avais rencontà 'Washington. II était beau, grand, rajeuni, toujours sévère mais sans tristesse. Par là-dessus, à soixante-dix ans ou plus, il fit un mariage princier.


Tout cela n'est-il pas l'œuvre d'un conte de fée ? La Belle au Bois dormant de notre temps a été un vieux poète et je l'ai connu pendant son sommeil.

L'adieu au poète aux deux visages


par Jean Dutourd (Paris Match, 4 octobre 1975)

Le 17 janvier 2010, disparassait Jean Dutourd, l'iconoclaste romancier et pamplétaire qui a pendant si longtemps fait les délices des médias français, quand il en agaçaient tant d'autres, par ses prises de position volontairement décalées par rapport à une époque qu'il jugeait profondément médiocre. Dans le numéro du 4 octobre 1975 de l'hebdomadaire Paris Match, c'est lui qui prenait la plume pour rendre hommage à sa façon à Saint-John Perse, mort quelques jours plus tôt, le 20 septembre. Bien sûr, il le fit à sa façon, plume acérée et ton sarcastique, sans pour autant ternir l'hommage posthume au poète : récit d'une rencontre dans le Washington de 1956, dans la disgrâce qui lui paraît alors être celle de l'ancien secrétaire général du Quai d'Orsay, mais aussi, reconnaissance de la consécration du Prix Nobel, quelques années plus tard, renaissance de l'homme et essor de la fiffusion de son oeuvre. Ci-dessous, l'article de Jean Dutourd - qui était accompagné dans son édition initiale, d'une riche iconographie de quelques moments forts de carrière diplomatique de Leger, et de l'itiniéraire du poète Saint-John Perse.

En 1956, je me trouvais à Washington, invité par Hervé Alphand qui venait d'être nommé ambassadeur de France. « J'ai trouvé quelqu'un qui t'intéressera, me dit-il. Tu le verras à dîner. » Ce quelqu'un était un petit sexagénaire, triste, la moustache teinte, vêtu d'un smoking de 1935 au plastron gondolé et jauni. C'était Saint-John Perse, enterré là depuis 1940, oublié de tous, vivotant d'une petite place de bibliothécaire du Congrès, dont le gouvernement américain lui avait fait l'aumône. Il envoyait, disait-on, la moitié de son salaire à sa sœur restée en France.



Nous étions, lui et moi, placés au même bout de table. L'invité d'honneur était M. Buron, député, ancien ministre, qui se trouvait naturellement à la droite de I'ambassadrice. Je ne sais comment la conversation roula sur la Mongolie extérieure, au XlIIe siècle. M. Buron fut intarissable sur ce sujet, parlant du cruel Temoudjine, de Keuktehe le subtil et de Djebe le loup. Bien que je ne connusse rien de la Mongolie extérieure, ces noms éveillaient en moi de lointaines réminiscences. Soudain la lumiè rejaillit dans mon esprit et 'je m'écriai étourdiment :

 


A partir de 1940, il est devenu très difficile de faire la connaissance de Saint-John Perse. Il avait quasiment disparu avec la Ille République. Ses amis, ceux qui pourraient parler de son caractère, de sa couversation, de son cœur, ont aujourd'hui plus de soixante-dix ans ou sont morts.

Saint-John Perse était un homme double, Il s'appelait Alexis Léger. Il était secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, c'est-à-dire l'un des hommes les plus puissants de son temps. Les ministres passaient, et assez vite comme on sait, tandis que lui il restait là, dirigeant en permanence le Quai d'Orsay, tachant de garder une espèce de cap à la politique étrangère de la France. De temps à autre, sous ce nom étrange de Saint-John Perse, il publiait une plaquette extrêmement luxueuse, de format in quarto, chez Gallimard, portant des titres mystérieux : Anabase, Vents, Amers, etc., et contenant des poèmes qui faisaient le désespoir du Corps diplomatique.


En effet, le plus épais des conseillers d'ambassade, le plus futile des attachés, se croyaient obligés d'apprendre par cœur de grandes tartines de Saint-John Perse afin de les réciter en société et de faire ainsi subtilement sa cour au patron. Claudel aussi a bien embêté les employés d'ambassade entre les deux guerres.




  

Jean Dutourd - Paris Match, octobre 1975


L'hommage à Saint-John Perse

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