Tel un dogme donné d'en haut (là où se jouent les procès en modernité et où se fomentent les séditions les plus vigoureuses contre les poètes réactionnaires), l'acception désormais populaire de ce que doit être la poésie doit se conformer à une certaine image dans laquelle Perse, décidément, n'a rien à faire. Le procès a déjà été instruit, c'est là une chose entendue : cette poésie n'est tout au plus que l'illustation, au cœur de la modernité, d'une volonté pompiériste de restauration, d'un maniérisme surrané du langage, dérisoire distraction pour amateurs précieux. Prose d'ambassadeur, comme l'a écrit je ne sais plus quel penseur inspiré. L'image médiatique de Perse est imprégnée, on ne s'en étonnera pas, de cette réputation de poète rétrograde, d'écrivain élitiste.
Face à pareil déferlement, face à la constance d'un dénigrement débité ad nauseam au plus grand nombre et confinant presque à une censure instituée sous le poids d'une réputation si exécrable, n'est-il donc que le secours d'une patiente pédagogie et d'un sacerdoce de transmission qui puissent constituer les uniques antidotes ? Il serait illusoire de le croire, sans ajouter à ce souci de transmission lui-même, la nécessité d'une "déconstruction" elle aussi permanente de ce discours où se mêlent supercherie et ignorance. Supercherie de ces avis autorisés émis dans le confort arbitraire d'arguments d'autorité, nourrissant l'ignorance de ceux qui jamais ne liront Perse, parce qu'il leur a été dit qu'il n'est pas fait pour eux. Aux "persiens", qualifiés d'idolâtres sectaires, à ceux en tout cas qui sont conscients de cet ostracisme dans lequel est tenu Perse, la transmission d'une certaine poésie n'est donc pas une fête printanière : elle est plutôt une guerre dont le but est de déjouer une propagande soigneusement entretenue. Première étape, base même de cette déconstruction indispensable : savoir décrypter, dans les plus infimes présentations médiatiques de Saint-John Perse, la persistance de tous les préjugés, de toutes ces images préconçues les plus couramment réitérées et qui, à la longue, renforcent une solide caricature. Il ne s'agit surtout pas en ce sens de surinterpréter le discours médiatique, discours dont on sait l'usage des raccourcis commodes qui, en eux-mêmes ne sont guère dommageables : ils font partie d'une langue à laquelle tout un chacun est habitué. Mais quand, bon an mal an, s'y reproduisent mieux que des raccourcis, des déformations regrettables, comment ne pas y voir, justement, les symptômes de cette caricature-là ? En l'espèce, il est surtout important de savoir être juste dans ce type d'investigation : nuancé, comme savent peu l'être les "anti-Perse".
Saint-John Perse vu par les médias - LE GRAND MALENTENDU
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Pour qui ne l'a jamais entendu répandre son fiel à l'égard de Saint-John Perse, le découvrir à l'oeuvre peut étonner. Dans cet ordre-là, Philippe Sollers et Régis Debray dans leurs meilleurs jours, excellent, quand ils font usage d'une lourde et pesante ironie, pour dire combien les insupporte le verbiage grandiloquent de Perse, au regard de la "vraie" poésie. Pour le premier, pour avoir été remarqué à ses débuts par Francis Ponge, la poésie est décidément loin des embruns vagabonds de Vents, et pour le second, seuls les spasmes de Rimbaud sont dignes d'un tel label. Ont-ils seulement pris le temps de débusquer Rimbaud dans Anabase ou au carrefour des images symphoniques d'Amers, de déceler une objectivation que n'aurait pas renié Ponge s'il avait su se hisser au-delà de lui-même ? Pour qui voudrait un exemple, parmi mille autres, de ce fiel persistant, cette formule qui se veut acerbe et définitive, sous la plume de Debray, dans un article publié dans Le Monde et consacré à Julien Gracq quelques jours après sa mort : "L'homme du oui à la nature voyait venir sa fin avec la lucidité impeccable et enjouée du stoïcien. Pas important. "Mon corps, ma vie, vous savez, je n'y suis pas ou si peu." Julien Gracq fuyait trop l'emphase et la posture pour se vouloir, tel Saint-John Perse, "la mauvaise conscience de son temps" " (Régis Debray, "La belle vie des morts", Le Monde, 10 janvier 2008). Notre impeccable médiologue savait-il que cette formule du Discours de Stockholm constitue une réécriture de Nietzsche, aux enjeux autrement plus importants que ceux d'une posture ? Peu importe finalement l'édification de regards fatigués et embués et après tout, loués soient nos seigneurs. Le plus préoccupant est que, même soustraite à cette sorte d'ardeur militante, de régurgitation aigre, de permanent ressentiment que rien n'apaise, l'opinion commune est constamment alimentée par une définition tacite de la poésie véhiculée justement par nos maîtres à penser de l'heure.
On sait que le débat, qui continue de faire rage, a opposé, jusqu'à la caricature, les porteurs d'une continuation du geste rimbaldien et mallarméen aux restaurateurs d'un ordre prétendument rétrograde de la poésie : dans cette veine viciée de fausses perspectives, un certain Henri Meschonnic n'a-t-il pas vu en Perse un Parnassien moderne, "le versificateur en chef" qu'il ne manquait jamais de fustiger, dans ses écrits, dans ses cours, dans ses conversations... Bien sûr, on peut voir là, somme toute, la seule préoccupation de critiques universitaires, d'intellectuels engagés dans des querelles byzantines... Il n'en est rien. Car sans en faire le fondement de l'opinion commune et médiatique qui nous occupe ici, on doit au moins constater la cohésion qui existe entre cette image répandue dans tout un milieu intellectuel, d'un poète archaïsant - donc réactionnaire -, avec celle, voisine et concomittante, répandue dans les médias, d'un poète définitivement hermétique, vecteur d'une préciosité gratuite du langage. On le sait, Perse n'est pas le seul à occuper ce créneau auquel l'ont voués nos érudits : Valéry, de manière exemplaire, ou Claudel (avec d'intéressantes nuances de bigoterie en ce qui le concerne), sont eux aussi placés dans cet espace que l'on a soigneusement baptisé le "purgatoire littéraire" - les condamnés étant certainement appéles à patienter pour un retour en grâce de leur postérité.
C'est même dans l'articulation entre ces deux registres de réception (l'intellectuel et le médiatique), que l'on peut surprendre la vigueur des préjugés qui agitent tant de non-lecteurs dès qu'est évoqué le nom de Saint-John Perse, qui possède alors comme un pouvoir urticant. Une commune ardeur motive l'intellectuel et le journaliste pour tenir à distance des lecteurs profanes (les plus précieux) la trace de la poésie de Perse qu'ils croient connaître. Il est alors urgent, face au risque de la lecture, de renouveler l'étiquette. Que dire alors de cette espèce particulière, qui conjugue les deux registres et chez qui l'ardeur est donc décuplée en la matière : l'intellectuel médiatique.
Lors de tant de conversations privées, on m'a souvent soupçonné de nourrir à l'encontre de Maurice Saillet, auteur en 1952 d'un Saint-John Perse, poète de gloire, une sorte de fixation obsessionnelle. Avec mes interlocuteurs, j'ai souvent eu l'occasion de souligner qu'à mes yeux, il s'agissait là de l'un des trésors exemplaires de ce que peut être une lecture faussée de Saint-John Perse. Fidèle à cette obsession, je pourrais lasser en argumentant, texte à l'appui, cette exemplarité même. Plus important, sera de déceler ce qui se cache derrière cette accusation d'être exclusivement un "poète pour fins lettrés" ("poésie de grand lettré" dit Saillet) que lança l'imprudent critique à l'encontre de Perse - qui d'ailleurs, déploya son acrimonie à l'égard de ces jugements préconçus, en plusieurs lieux stratégiques de ses Œuvres complètes dans la Pléiade. Ce qui importe, c'est surtout de distinguer, derrière le dérisoire réquisitoire de Maurice Saillet, non seulement la volonté d'arrimer cette poésie à une vision élitiste, mais aussi la persistance d'une position allouée à Saint-John Perse dans l'histoire de la poésie française, par les tenants, défenseurs adoubés et illustrateurs zélés d'une certaine définition de la modernité littéraire.