Leger partage désormais son temps entre ses activités à la Bibliothèque du Congrès et la création, la vie de son œuvre renaissante. Et tout pour lui en cette terre d’exil, sera objet d’inspiration pour ce nouveau pan de son œuvre : jamais en effet, les accents personnels n’auront été plus présents dans les entrelacs des poèmes. Même si bien sûr il est toujours question avec Perse, d’un plan de transposition où l’expérience personnelle acquiert une valeur quasiment archétypale (l’exil d’un homme devenant en l’occurrence l’exil de l’homme en général), les racines biographiques de ce qui deviendra le recueil Exil sont réelles. Si Long Beach Island a été le théâtre de la conception du premier poème, c’est Washington, et plus exactement une certaine maison de bois de P. Street, où réside Lilita, qui sera le lieu du drame qui se joue dans « Poème à l’Etrangère ».
Exil de Saint-John Perse à l'entrée de l'ENS Séminaire organisé en 2006 par Sjperse.org
pour le concours d'entrée à l'ENS
_____________________________
Une genèse d'Exil, épreuves et conquêtes
________________________________________________________________________________________________________
Toute reproduction du contenu du site est libre de droit (sauf en cas d'utilisation commerciale, sans autorisation préalable), à condition d'en indiquer clairement la provenance : url de la page citée, indication de l'auteur du texte.
© 2014 Saint-John Perse, le poète aux masques (Sjperse.org / La nouvelle anabase). Site conçu, écrit et réalisé par Loïc Céry.
C’est au cours de l’automne 1942, lors d’un séjour à Savannah, en Caroline du Sud, en compagnie des Biddle et de Charlton Ogburn homme de Lettres, qu’est conçu le poème « Pluies ». Il reviendra sur son poème l’année suivante, mais l’essentiel en est effectivement composé dans ce paysage sauvage où peuvent se déployer les forces élémentaires qui suscitent chez le poète l’exaltation vitale qui est au centre du poème. Saint-John Perse a choisi, dans ses Œuvres complètes de la Pléiade, de faire figurer en note au poème, un témoignage tout à fait saisissant de la part de Charlton Ogburn, à propos des conditions de conception de « Pluies » – et c’est dire combien il semble que ce faisant, il y ait décelé comme une divination de la secrète genèse du poème. Ce texte essentiel avait été publié dans le volume d’Honneur à Saint-John Perse, paru chez Gallimard en 1965. En voici un extrait frappant :
Les poèmes du recueil sont donc avant tout vécus dans leur épaisseur humaine, correspondant, on peut le dire, à des « inspirations » particulièrement prégnantes : « Exil » est issu du paysage de Long Beach Island, « Poème à l’Etrangère », on l’a vu, emprunte beaucoup aux péripéties de la liaison à Washington avec Lilita Abreu, et « Pluies » fut donc empli de cette nuit d’averse de Savannah. Une longue maturation de la poétique déployée ici certainement, mais comme peut-être rarement dans l’œuvre de Perse, des moments d’éclosions marquants, qui sont autant de jalons spirituels en quelque sorte dans l’intériorisation des paysages américains par le poète, en cette période. En 1944, c’est au tour de « Neiges » d’être conçu à New York, par une aube de chute de neige à laquelle assiste le poète depuis sa chambre, qu’il occupe dans un de ces gratte-ciel typiques de la ville – et la trace de ce moment est aisément décelable dans le poème. Les transpositions, les ellipses proprement poétiques sont d’ailleurs amplifiées pourrait-on dire, par ces accents « circonstanciels », les données biographiques que l’on peut y distinguer ne se renfermant jamais sur une personnalisation stricte du propos – et ce, même dans « Neiges », où la trace est vive, conformément à cette dédicace du poème « A Françoise-Renée Saint-Leger Leger », de toute l’émotion de la pensée du poète tournée vers sa mère, restée en France.
« Lorsque nous pûmes, avec le juge Lovett, nous mettre en route pour Wilmington Island, Alexis Leger et Saint-John Perse poursuivaient-ils encore entre eux la même longue rêverie ? La grande phrase vivante à jamais ininterrompue continuait-elle d’occuper leur commune pensée ? Une étrange distraction, qui n’était point tout à fait absence, semblait s’être emparée de ces deux êtres en un seul homme. Autour de nous une lourde pression atmosphérique se faisait sentir depuis la veille. Une longue période de sécheresse avait consumé toute la région comme pour un renouvellement. Les premières pluies d’automne s’étaient déjà mises en marche dans le Sud-Ouest, et la condensation d’un grand orage achevait, près de nous, sa lente maturation, qui ramenait un peu chacun à son monde intérieur, et le poète, parmi nous, à ses démons occultes.
Peu après notre arrivée à l’hôtel, dans la soirée, la digue du ciel se rompit, et l’averse torrentielle, mêlée d’éclairs, fut parmi nous. Leger s’était levé, nous laissait. A la fenêtre sa chambre, ouverte au sud, il allait s’installer pour le reste de la nuit…
Quand il nous eut rejoints, le lendemain, dans la matinée, il apparut bien, à son visage, qu’il n’avait pas dormi ; et quelque effort qu’il fît pour reprendre parmi nous le fil de sa gaieté, il traînait encore dans son regard comme des traces de grandes ombres. Nous sûmes plus tard, en dépit de sa grande discrétion en matière littéraire, qu’il s’était attablé à l’aube pour écrire. Il emportait dans son carnet de voyageur – ce carnet noir à feuilles détachables que nous l’avions vu parfois tirer furtivement de sa poche – le premier état du long poème : Pluies, dont le texte définitif, daté de Savannah, devait être publié l’année suivante, en tirage spécial, par une revue du Sud, la Sewanee Review, que dirigeait alors le poète Allen Tate. »
Si 1941 avait été l’année de rédaction d’ « Exil », c’est en 1942 qu’il achève la conception de son nouveau poème, tout entier centré autour de cette relation de crise entre deux exilés, celui qui affronte les affres de sa nouvelle destinée, et l’Etrangère, qui demeure murée dans la ratiocination du passé. Il faudra attendre l’année du centenaire de la naissance de Perse, en 1987, pour voir publiées les clés ultimes des soubassements biographiques de cette relation-là : les Lettres à l’Etrangère, édités par Mauricette Berne chez Gallimard, nous font en effet pénétrer dans l’intimité de cette opposition, qui est aussi la conclusion d’une liaison intense de plusieurs années. C’est d’ailleurs ainsi, comme une sorte de rupture, que Lilita Abreu reçoit le poème – comme elle en témoigne ici, dans un extrait de son Carnet à propos de P. Street et une lettre à son frère, publiés dans cette édition qui fit événement (Lettres à l’Etrangère, Paris, Gallimard, 1987, p. 143 à 149). Cliquez sur les icônes pour accéder aux reproductions des pages, et en suivre les enchaînements.
Les conquêtes de la poésie
En 1941, Leger peut donc avec son nouveau poste à la Bibliothèque du Congrès à Washington (où il est rejoint par Lilita Abreu, sa compagne des années parisiennes), affronter plus décemment son séjour américain. C’est à Long Beach Island dans le New Jersey, dans la résidence balnéaire de ses amis les Biddle, qu’il va écrire « Exil ». Le poème est imprégné des traces de cette hospitalité (« Mon hôte, laissez-moi votre maison de verre dans les sables ») et de ce paysage de plage qui exalte le sentiment d’un vide radical, mais aussi de renouveau : « Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l’exil ». Leger profite des invitations de ses nouveaux amis américains, fervents soutiens qui, progressivement, l’aident à modifier les données de ce bouleversement, et à se tourner à nouveau vers son œuvre, comme vers un havre de puissance.