Le grand chant métaphysique de la Mer et de l'homme
Fait unique dans l'oeuvre : on dispose, pour l'appréhension même de ce grand poème, d'une sorte de commentaire fondateur, en l'espèce, d'une "Note pour un écrivain suédois sur la thématique d'Amers" qui est consignée dans le volume des Oeuvres complètes, dans la section des "Témoignages littéraires" (p. 569-571). Il s'agit en fait de la réponse effectuée par Saint-John Perse, à la question du poète suédois Erik Lindegren, traducteur de ses oeuvres en suédois, telle que nous le précise la note relative à ce texte, dans la Pléiade :
"Soucieux de bien vérifier l'interprétation qu'il convenait d'attacher au poème Amers, Lindegren avait interrogé à ce sujet Dag Hammarskjold, à New York, qui s'en était enquis pour lui auprès de Saint-John Perse à Washington. La note de Saint-John Perse sur la Thématique d'Amers, traduite en suédois par Lindegren, sut, avec l'assentiment de l'auteur, publiée à Stockholm dans la revue suédoise BLM (XXVIII, 1, janvier 1959)."
Ce texte inestimable confirme tout ce qu'on peut synthétiser comme étant la teneur essentielle du poème, à savoir à l'instar de Vents, un projet métaphysique de recouvrement de l'unité et de la plénitude humaines (ce qui est nommé "recouvrement" dans Vents) écornées par les vicissitudes historiques et le nihilisme contemporain (dans les considérations de Perse au début et à la fin de sa Note, peut se lire en filigrane toute sa répulsion envers l'existantialisme triomphant après guerre) :
"J'ai voulu exalter, dans toute son ardeur et sa fierté, le drame de cette condition humaine, ou plutôt de cette marche humaine, que l'on se plaît aujourd'hui à ravaler et diminuer jusqu'à vouloir la priver de toute signification, de tout rattachement suprême aux grandes forces qui nous créent, qui nous empruntent et qui nous lient. C'est l'intégrité même de l'homme - et de l'homme de tout temps, physique et moral, sous sa vocation de puissance et son goût du divin - que j'ai voulu dresser sur le seuil le plus nu, face à la nuit splendide de son destin en cours. Et c'est la Mer que j'ai choisie, symboliquement, comme miroir offert à ce destin - comme lieu de convergence et de rayonnement : vrai "lieu géométrique" et table d'orientation, en même temps que réservoir de forces éternelles pour l'accomplissement et le dépassement de l'homme, cet insatiable migrateur. [...]
Ainsi ai-je voulu mener à la limite de l'expression humaine cette vocation decrète de l'homme, au coeur même de l'action, pour ce qui dépasse en lui l'ordre temporel. Reprise de la grande phrase humaine, à son plus haut mouvement de mer, pour une réintégration totale de l'homme sur ses deux plans complémentaires - telle serait pour moi la réponse à cette fragmentation humaine, à ce nihilisme très passif et à cette abdication réelle dont on voudrait faire le lit de notre époque matérialiste. [...]"
Amers, l'offrande océane
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Aux lendemains de la publication de Vents en 1946, Saint-John Perse, nouvellement favorisé dans sa création par le contrat qui le lie à la Fondation Bollingen pour l'édition de ses oeuvres dans les "Bollingen Series", s'attelle à cette nouvelle grande oeuvre qui sera publiée progressivement en portions, de 1948 à 1953, avant qu'intervienne l'édition intégrale des différentes parties, sous le titre Amers, chez Gallimard en 1957 (année même du retour en France du poète). Cette publication progressive se répartit comme suit : d'abord le chant VIII de "Strophe" dans les Cahiers de la Pléiade en 1948 ; l' "Invocation" toujours dans les Cahiers de la Pléiade en 1950 ; la "Dédicace" dans la revue Exils en 1952 ; la Nouvelle Nouvelle Revue française publie en 1953 une partie de "Strophe", puis "Choeur" ; en 1956, est publié "Etroits sont les vaisseaux" dans la NNRF. Entre le début de la gestation patiente et concentrée du poème et la publication de sa version finale, dix ans se seront donc écoulés : Amers est incontestablement l'oeuvre maîtresse de ce Saint-John Perse de la maturité, et tel, parmi les meilleurs commentateurs, a dit qu'il constituait comme un "dyptique" avec Vents.
Mer de la transe et du délit – voici :
Nous franchirons enfin le vert royal du Seuil ; et faisant plus que te rêver, nous te foulons, fable divine !… Aux clairières sous-marines se répand l’astre sans visage ; l’âme plus que l’esprit s’y meut avec célérité. Et tu nous es grâce d’ailleurs. En toi, mouvante, nous mouvant, nous épuisons l’offense et le délit, ô Mer de l’ineffable accueil et Mer totale du délice !
Nous n’avons point mordu au citron vert d’Afrique, ni nous n’avons hanté l’ambre fossile et clair enchâssé d’ailes d’éphémères ; mais là vivons, et dévêtus, où la chair même n’est plus chair et le feu même n’est plus flamme – à même la sève rayonnante et la semence très précieuse : dans tout ce limbe d’aube verte, comme une seule et vaste feuille infusée d’aube et lumineuse…
Unité retrouvée, présence recouvrée ! Ô Mer instance lumineuse et chair de grande lunaison. C’est la clarté pour nous faite substance, et le plus clair de l’Etre mis à jour, comme au glissement du glaive hors de sa gaine de soie rouge : l’Etre surpris dans son essence, et le dieu même consommé dans ses espèces les plus saintes, au fond des palmeraies sacrées… Visitation du Prince aux relais de sa gloire ! Que l’Hôte enfin s’attable avec ses commensaux !…
« Mer de Baal, Mer de Mammon – Mer de tout âge et de tout nom,
« Ô Mer sans âge ni raison, ô Mer sans hâte ni saison,
« Mer de Baal et de Dagon – face première de nos songes,
« Ô Mer promesse de toujours et Celle qui passe toute promesse,
« Mer antérieure à notre chant – Mer ignorance du futur,
« Ô Mer mémoire du plus long jour et comme douée d’insanité,
« Très haut regard porté sur l’étendue des choses et sur le cours de l’Etre, sa mesure !…
*
« Nous t’invoquons, Sagesse ! et t’impliquons dans nos serments,
« Ô grande dans l’écart et dans la dissemblance, ô grande de grande caste et haute de haut rang,
« A toi-même ta race, ta contrée et ta loi ; à toi-même ton peuple, ton élite et ta masse,
« Mer sans régence ni tutelle, Mer sans arbitre ni conseil, et sans querelle d’investiture :
« Investie de naissance, imbue de ta prérogative ; établie dans tes titres et tes droits régaliens,
« Et dans tes robes impériales t’assurant, pour discourir au loin de la grandeur et dispenser au loin
« Tes grandes façons d’être, comme faveurs d’empire et grâces domaniales.
On a abondamment commenté Amers, et les éclairages les plus sûrs se sont attachés justement aux aspects les plus concrets de ce projet ontologique. L'attention au mode d'écriture, ce modèle de l'amplification verbale, de largeur et d'épaisseur de la parole renforcées par la très efficace structure théatralisée du texte, a permis notamment de mettre en lumière les enjeux intellectuels qui peuvent également être observés ici : les implications philosophiques de cette période américaine de la création de Perse sont décidément très denses et qu'il s'agisse du nitzschéisme encore exploré pour le dionysiaque et l'élan vital, qu'il s'agisse du caractère très plotinien de l'accès à l'intemporel, que le poète mette encore en scène dans son texte des voies de contact du temps très proches de la philosophie de Bergson... la richesse des conceptions, voire des notions parcourues, est toujours soumise à une disposition où le langage poétique ne souffre jamais de saturation intellectuelle, alors même que les enjeux de cet ordre y demeurent prégnants.
A se fonder sur cet exposé programmatique, on pourrait penser à une sorte de plaidoyer poétique pour la transcendance, mais il faut préciser que cette recherche d'une réintégration métaphysique de l'homme dans l'ordre des forces cosmiques ne s'opère au contraire, qu'à la faveur d'une déclinaison appuyée de l'immanence : la symbolisation de ce substrat à reconquérir se focalise à dessein sur l'élément concret de la mer et de "son règne au coeur de l'homme" ("Invocation"). Le poème, que l'on a parfois vu à tort comme autotélique, est au contraire tourné tout entier vers le réel dans son épaisseur vivante, auquel se confrontent les forces humaines. La grande aventure d'Amers demeure donc, là encore comme dans Vents et comme l'avait inauguré Anabase pour l'oeuvre entière, l'expérience d'un processus ontologique primordial. Il s'agit de saisir l'Etre, dans la dimension de plénitude que permet la confrontation à la mer, dans sa présence totale. C'est à la faveur de cet objectif extatique de la saisie de l'Etre que s'accomplit la dimension hautement dionysiaque qui irrigue le poème de part en part, dès l' "Invocation", et en passant par tous les "accès de mer" auxquels consentent les acteurs de ce drame : les amants, dans l'union corporelle, le Poète et l'homme en général dans la saisie de l'instant favorable, et en somme toute voie proposée aussi au lecteur de cette oeuvre extrême. Oeuvre également en quête d'elle-même, comme on peut s'y attendre, selon finalement cette veine également inaugurée dans Anabase, parcourue encore dans Exil et ô combien dans Vents, et en vertu de laquelle le poème se fait le témoin de sa propre émergence, et donne lieu à toute une réflexion relative à la création poétique : les Tragédiennes de "Strophe" exigent un texte nouveau, une oeuvre belle et des accents inédits, à la mesure de la faveur de mer, le Poète est en quête de la justesse de sa parole et d'emblée, "Invocation" donne en guise de prologue, à entendre l'annonce d'un déploiement du poème.
Tout comme pour Vents encore, le foisonnement du propos se retrouve soigneusement canalisé dans une structure très rigoureuse, d'autant plus que dans le cas de Amers, le poète emprunte volontairement le déroulement de son poème, aux modèles de la tragédie et de la poésie grecques. Se souvenant de sa lecture attentive de Pindare effectuée dans ses années de jeunesse (et l'ayant conduit à une traduction des Epinicies), il s'inspire de l'ode autant que des modèles d'organisation et de représentation de la tragédie antique, pour mener les protagonistes de ce vaste "drame" comme il le nomme lui-même, en termes théatraux, dans un mouvement circulaire et une distribution des rôles et de la prise de parole. Le poème se compose de quatre parties distinctes : "Invocation", qui s'assimile à un grand prologue où est annoncé le déferlement du poème qui s'ouvre ici ("Et c’est un chant de mer comme il n’en fut jamais chanté, et c’est la Mer en nous qui le chantera") ; "Strophe" répartit l'entrée "en scène" de ces protagonistes (le "Maître d'astres et de navigation", les "Tragédiennes" réclamant l'avènement du grand texte que suggère la Mer, les "Patriciennes", la "Poétesse", "cette fille chez les Prêtres", l' "Etranger", les "Amants" d' "Etroits sont les vaisseaux", vaste chant érotique dans le poème) ; "Choeur" célèbre la conciliation des élans humains avec le rythme de la Mer, chantée comme la grande divinité du poème ; "Dédicace" clôt l'ensemble sur la tentative de l'homme, de saisir en plein midi, la faveur du chant qui a été accompli, et de recouvrer son intégrité existentielle.
Le texte des superlatifs
Amers est assurément dans l'oeuvre de Saint-John Perse le poème de tous les superlatifs : le plus volumineux, celui qui aura représenté la maturation la plus longue, et en tout état de cause, le plus long texte de la poésie moderne. On ne peut qu'être un peu interdit, interloqué, admiratif ou précautionneux, devant un tel massif, après le tour de force qu'avait déjà constitué Vents pour la période américaine. Tout se passe comme si le poète avait voulu, en ces deux sommets, pousser jusqu'au paroxysme son élan créteur et traduire en des textes volontairement démesurés une sorte d'hybris poétique - en laquelle Roger Caillois, parlant de Vents, avait vu l' "orchestration" de toute l'oeuvre précédente. Et de fait, si Vents reprend bien des thèmes d'Anabase en les rehaussant d'un élargissement inédit, on pourrait considérer dans une certaine mesure en Amers une ode à l'élément marin proche par sa nature, des accents de louange déjà présents dans Eloges. Une même poétique de la célébration se retrouve dans le vaste poème de 1957, mais comme décuplée en une expression où tout, décidément tout, est porté à l'exponentiel des forces du poète.