Interrogé quelques jours après l'attribution du Prix Nobel, Saint-John Perse répond aux journalistes, à propos du dédoublement de la personnalité et du choix d'un pseudonyme.
"Ce qui nous concerne comme élément paratextuel, c'est, indépendamment si possible de toute considération de motif ou de procédé, l'effet produit sur le lecteur, ou plus généralement sur le public, par la présence d'un pseudonyme. Mais il faut distinguer ici entre l'effet de tel pseudonyme, qui peut fort bien se produire entoute ignorance du fait pseudonymique, et l'effet pseudonyme, qui dépend au contraire d'une information sur le fait. Je m'explique : le nom de « Tristan Klingsor » ou de « Saint-John Perse » peut, dans l'esprit d'un lecteur, induire tel ou tel effet de prestige, d'archaïsme, de wagnérisme, d'exotisme, que sais-je, qui influera sur sa lecture de l'oeuvre de Léon Leclerc ou d'Alexis Léger (sic), même si ce lecteur ignore tout des conditions (« motifs », « manières ») de son choix, et même encore, s'il le prend pour le véritable nom de l'auteur : après tout, des connotations aussi fortes pourraient fort bien s'attacher, quoique différentes, à un nom tout à fait authentique comme Alphonse de Lamartine, Ezra Pound ou Federico García Lorca. L'effet d'un pseudonyme n'est pas, en soi, différent de celui de n'importe quel nom, si ce n'est qu'en l'occurrence le nom peut avoir été choisi en vue de cet effet, et il est incidemment fort curieux que les bibliographes qui se sont tant interrogés sur les motifs (modestie, précaution, dégoît oedipien ou non de son patronyme, souci d'éviter les homonymies,etc.) et sur les manières (prendre un nom de pays, le tirer du livre même, changer de prénom, faire de son prénom un nom, se passer de prénom, abréviations, allongements, anagrammes...) aient si peu interrogé ce mixte de motif et de manière qu'est le calcul d'un effet.
L'effet-pseudonyme, lui, suppose connu du lecteur le fait pseudonymique : c'est l'effet produit par le fait même que M. Alexis Léger ait décidé un jour de prendre un pseudonyme, quel qu'il soit. Il se compose nécessairement aussitôt avec l'effet de ce pseudonyme, soit pour le renforcer (« Le choix de ce nom est en lui-même une oeuvre d'art »), soit éventuellement pour l'affaiblir (« Ah, ce n'est pas son vrai nom ? alors, c'est trop facile... »), soit encore pour s'en trouver lui-même affaibli (« Si, m'appelant Crayencour, j'avais dû me choisir un pseudonyme, je n'aurais certainement pas choisi l'anagramme Yourcenar »), voire contesté (« Alexis Léger valait mieux que ce ridicule Saint-John Perse »). Comme dit bien Starobinski : « Lorsqu'un homme se masque ou se revêt d'un pseudonyme, nous nous sentons défiés. Cet homme se refuse à nous. Et en revanche nous voulons savoir... » [J. Starobinski, "Stendhal pseudonyme", L'Oeil vivant, Gallimard, 1961.] Encore faut-il préciser : si du moins nous savons déjà (ce qui est peut-être l'essentiel) qu'il s'agit d'un pseudonyme.
La rêverie du lecteur sur le pseudonyme cesse donc d'être une simple spéculation de type plus ou moins mimologique - celle qu'escomptait l'auteur en lui proposant un vocable plus heureux que son patronyme légal, ou une autre - à partir du moment où la vérité de ce patronyme se trouve révélée par les voies d'un plus lointain paratexte, d'une information biographique, ou plus généralement de la renommée. Je ne prétends certes pas que tous les lecteurs de Voltaire, de Nerval ou de Marguerite Duras sachent quels noms légaux se cachent sous ces pseudonymes, ni même que ce sont des pseudonymes. je pense simplement que la révélation du patronyme fait partie de la notoriété biographique qui est à l'horizon proche ou lointain, de la notoriété littéraire (celle des oeuvres elles-mêmes), je veux dire : qui l'attend à échéance ou qui l'entoure comme un halo. De là suit qu'aucun écrivain pseudonyme ne peut rêver de gloire sans prévoir cette révélation, ce qui ne nous concerne guère ici, mais réciproquement qu'aucun lecteur qui, peu ou prou, s'intéresse à cet auteur n'est à l'abri de cette information. Dès lors, sa « prise en compte » du pseudonyme dans l'image, ou l'idée, qu'il se fait de cet auteur consiste inévitablement, quoique à des degrés divers, à considérer ensemble, ou alternativement, le pseudonyme et le patronyme, et par là, non moins inévitablement, à distinguer dans cette image, ou idée, une figure d'auteur et une figure d'homme privé (ou autrement pblic : alexis Léger diplomate). C'est à ce point que s'investit une interrogation plus ou moins libre, car plus ou moins informée, sur les « motifs » et les « manières » du choix pseudonymique : Untela pris le nom de sa mère, tel autre a changé de prénom, tel autre a bricolé une anagramme, telle autre encore a pris un nom d'homme, etc. [Il est d'ailleurs curieux de voir combien ces patronymes masculins, une fois connus pour tels, deviennent transparents, sans aucun effet de transsexuation : pour moi du moins, Georges Sand ou George Eliot sont des noms de femmes aussi peu ambigus que Louise Labé ou Virginia Woolf. La féminité du désigné efface complètement la « virilité » du désignant] J'épargne ici à mon propre lecteur une taxinomie désespérément empirique, et une liste d'exemples qui traînent dans toutes les gazettes à l'usage de tous les badauds. L'essentiel est, me semble-t-il, de percevoir que le pseudonymat simple (Molière, Stendhal, Lautréamont) tend toujours plus ou moins à se scinder en une sorte de dyonymat : Molière/Poquelin, Stendhal/Beyle, Lautréamont/Ducasse. Et que le dyonymat résultant de la coexistence du patronyme et d'un pseudonyme n'est lui-même qu'un cas particulier du polyonymat, c'est-à-dire de l'utilisation, par un même écrivain, de plusieurs noms de plume - l'arrière-pensée étant ici, on l'a compris, que le pseudonyme multiple est un peu, comme l'illustre bien le cas de Stendhla, la vérité du pseudonyme simple, et sa pente naturelle.
Si l'on voulait classer ici, il faudrait sans doute croiser au moins, en un tableau à double entrée dont je me retiendrai pour une fois, deux oppositions simples. Un auteur peut « signer » certaines de ses oeuvres de son nom légal (Jacques Laurent) et d'autres d'un pseudonyme (Cécil Saint-Laurent). Une telle opposition s'offre, bien sûr, à une interprétation rustique : les oeuvres signées du patronyme seraient plus « avouées », plus « reconnues » parce que l'auteur s'y reconnaît davantage, pour des raisons de préférence personnelle ou de dignité littéraire. C'est sans doute le cas de l'exemple cité, mais il ne faudrait pas trop se fier à ce critère, car un auteur peut aussi, pour des raisons sociales, reconnaître des oeuvres sérieuses et professionnelles, et couvrir d'un pseudonyme des oeuvres romanesques ou poétiques auxquelles il « tient » personnellement davantage, selon le principe du violon d'Ingres. Exemples ? Hasardons, à son honneur, les romans d'Edgar Sanday, pseudonyme d'Edgar Faure. Le polyonymat petu aussi être un véritable polypseudonymat, lorsqu'un auteur signe uniquement de divers pseudonymes : c'est, à la complication près de la présence momentanée d'un homme de paille, le cas Romain Gary/Emile Ajar. ici et ailleurs, l'un des pseudonymes peut apparaître comme plus pseudo que l'autre, et faire croire à l'authenticité de celui-ci ; mais il commence à se savoir que « Gary » n'était pas plus authentique qu'« Ajar », ni que peut-être un ou deux autres, car la pratique du pseudonyme est bien comme celle d'une drogue, qui appelle vite la multiplication, l'abus, voire l'overdose.
Mais d'autre part les signatures diverses peuvent être simultanées (ou plus exactement alternées), comme celles que je viens d'évoquer, ou successives : c'est successivement que Rabelais a signé « Me Alcofribas, abstracteur de quintessence » Pantagruel et Gargantua, avant d'assumer comme « François Rabelais, docteur en médecine » le Tiers, puis le Quart Livre ; ou que Balzac a signé, dans sa jeunesse et dans un ordre que j'ai oublié, « Lord R'Hoone », « Horace de Saint-Aubin » ou « Viellerglé », avant d'adopter en 1830 un « Honré de Balzac » lui-même quelque peu pseudo, puisque l'état civil auquel il devait un jour faire concurrence ne le connaissait que sous son nom plus roturier d'Honoré Balzac. Car il y a des degrés même dans le pseudonymat simple, puisqu'il y a des degrés à la déformation d'un patronyme, mais je renonce à intégrer cette donnée-là. C'est encore successivement qu'Henri Beyle fut, pour les Lettres sur Haydn, « Louis Alexandre César Bombet », puis, pour l'Histoire de la peinture, « M.B.A.A. » (M. Beyle, ancien auditeur) [Mais cent exemplaires portèrent plus complètement la mention : « Par M. Beyle, ex-auditeur au Conseil d'Etat ».], et enfin (je simplifie beaucoup), à partir de Rome, Naples et Florence en 1817, « M. de Stendhal, officier de cavalerie », plus tard « Stendhal » tout court. Cela ne fait en somme que trois pseudonymes et demi (sans compter une oeuvre anonyme comme Armance), ce qui est finalement peu pour un maniaque avéré du sobriquet privé, voire intime.
J'ignore si quelque Guinness a enregistré le record universel, toutes époques et toutes catégories confondues. On en prête beaucoup à Kierkegaard, et l'on connaît au moins les trois « hétéronymes » de Pessoa, mais nous sommes ici à la limite de la supposition d'auteur, puisque chacune de ces hypostases, chez Kierkegaard et plus encore chez Pessoa, se trouve dotée d'une identité fictive par voie paratextuelle (préfaces, notices biographiques, etc.) et même ou surtout textuelle (autonomie thématique et stylistique). le champion emblématique sera pour nous, un peu arbitrairement, Renaud Camus, qui semble avoir investi une part considérable de sa créativité dans un jeu polyonymique vraiment étourdissant, et dans lequel je suis d'avance certain de me perdre - mais je suppose bien que c'est sa fonction. Voici, à titre d'illustration, ce que je crois savoir pour l'instant. 1975, Renaud Camus, Passage, dont un personnage se nomme Denis Duparc ; 1976, Denis Duparc, Echange ; 1978, Renaud Camus et Tony Duparc, Travers, qui annonce comme à paraître : Jean-Renaud Camus et Denis Duvert, Travers 2 ; J.R.G Camus et Antoine Duparc : Travers 3 ; J.R.G Du Parc et Denise Camus, Travers Coda et Index ; appendice : Denis du Parc, Lecture (ou Comment m'ont écrit certains de mes livres). Entre-temps et depuis lors, divers autres textes signés du seul Camus (Renaud), où une liste des oeuvres du même auteur, qui ne se dit pas telle, remanie diversement la liste ci-dessus. J'ignore volontairement, bien sûr, si « Renaud Camus » est un pseudonyme. Mais je rappelle qu'un auteur devenu célèbre sous son patronyme peut, à titre exceptionnel et au moins en Angleterre, changer de nom dans la vie civile. Le 30 août 1927, M. Thomas Edward Lawrence obtint le droit de s'appeler désormais M. Thomas Edward Shaw. A dater de ce jour, « T.E. Lawrence » devint-il, rétroactivement, un pseudonyme ?
Avant de quitter la pratique du pseudonymat, je comptais rappeler aussi que son domaine d'exercice, parmi les arts, est essentiellement circonscrit à deux activités : la littérature, et, loin derrière, le théâtre (les noms d'acteurs), élargi aujourd'hui au champ plus vaste du show business. C'est fait. Je comptais encore m'en étonner, et chercher les raisons de ce privilège : pourquoi si peu de musiciens, de peintres, d'architectes ? Mais au point où nous en sommes, cet étonnement serait par trop factice : le goût du masque et du miroir, l'exhibitionnisme détourné, l'histrionisme contrôlé, tout cela se joint dans le pseudonyme au plaisir de l'invention, de l'emprunt, de la métamorphose verbale, du fétichisme onomastique. De toute évidence, le pseudonyme est déjà une activité poétique, et quelque chose comme une oeuvre. Si vous savez changer de nom, vous savez écrire."
Il serait fastidieux, comme en un catalogue rébarbatif, d'énumérer l'intégralité des hypothèses, parfois très farfelues d'ailleurs, émises à propos du pseudonyme Saint-John Perse. Néanmoins, les principales et les plus sérieuses d'entre elles méritent l'attention. A chacun, par la suite, de se forger son opinion propre : il est également prévisible que chaque critique auteur de l'une de ces hypothèses croit avoir enfin trouvé l'Explication finale, quand, à l'image même des faits de création et d'élaboration des poèmes, la vérité se situe très certainement dans une synthèse de quelques-unes de ces pistes qui relèvent elles-mêmes d'approches différentes.
Saint-John est le nom de l'une des îles de l'archipel des Iles Vierges, au nord de l'arc des Petites Antilles. Il s'agirait alors pour le poète de rappeler dans son pseudonyme l'ancrage antillais de ses premières années, celui qui a nourri l'imaginaire de l'enfant, généré le cycle d'Eloges, et qui innerve l'oeuvre entière dans une certaine mesure. L'île Saint-John devait être connue, mais seulement de nom, par le jeune Leger.
Saint-Jean, à la fois le baptiste et l'évangéliste, ont souvent été évoqués, dans une transposition anglicisée délibérément choisie par le poète. Voici ce qu'en dit Joëlle Gardes-Tamine (Saint-John Perse, les rivages de l'exil) : "En choisissant ce pseudonyme [...], Leger se met sous la protection d'hommes de la parole, les deux saint Jean, le baptiste et l'évangéliste. Le poète n'est-il pas un nouveau « bouche d'or », et les paroles qu'ils prononcent ne sont-elles pas sacrées ? L'hypothèse de cette voie a été avancée notamment par le poète Claude Vigée.
Le jeu de piste des hypothèses
Face à l'explication vague et purement "sonore" donnée les Œuvres complètes, compte tenu aussi de la veine de "codification" de tout geste du poète pour tout ce qui touche à la représentation de sa personne et de son oeuvre, il n'est guère étonnant que de multiples hypothèses ont tôt fleuri à propos des racines réelles de ce pseudonyme à la fois mystérieux et imposant. D'une certaine manière, le foisonnement même de ces hypothèses, créant un véritable "jeu de piste" autour de la question, constitue en soi la meilleure attestation de la capacité de fascination que continue à exercer le nom sur les lecteurs et les commentateurs de l'oeuvre. En cela, le nom même apporte à la poésie une sorte d'enveloppe faite à la fois de somptuosité et d'énigme, en sorte que pour un poète qui à ses débuts, redoutait encore d'être associé à quelque étrangeté exotique, on peut dire sans risque de se tromper que cette seule postérité des interrogations renouvelées sur la signification réelle du pseudonyme, garantit encore la "singularité" associée à Saint-John Perse (lui qui dit justement rejeter cette notion même). C'est à ce propos qu'il paraît plus que judicieux, avant même d'en venir au coeur de notre jeu de pistes, de citer quelques pages extrêmement éclairantes que Gérard Genette a consacrées dans Seuils, à ce qu'il a nommé l' "effet pseudonyme", analysant précisément à travers cette notion le dessein de l'écrivain qui choisit par l'adoption d'un pseudonyme, de jouer sur une certaine réception de ses écrits par le lectorat. Il est important de relire ces pages, et pas seulement parce que Genette y traite, entre autres cas, de celui de Saint-John Perse (et que ce qu'il dit également du "polyonymat" recouvre bien la situation de Leger, passé de "Saintleger Leger" à "Saint-John Perse"), mais surtout parce ses analyses permettent d'envisager la question comme faisant partie intégrante de la création elle-même - voie que nous aurons l'occasion de parcourir plus loin. Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987, p. 48-53 :
Les mystères d'un pseudonyme
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"Si le poème est le vrai temple d'Alexis Leger, alors le pseudonyme Saint-John Perse est une inscription en lettres d'or à son fronton, énigmatique comme lui, un masque d'or exposé aux regards, parfaite ciselure où s'hypnotisent les curieux." (Mireille Sacotte)
"Nous disons que « Saint-John Perse » est le nom du masque qu’Alexis Leger tente de rejoindre par son œuvre poétique et la prose de son Pléiade. C’est son double mythique, supérieur, qu’il sent vivre en lui-même et dont il a tracé la biographie à partir de sa vie réelle et rêvée ; qui est aussi une figuration du Poète immémorial [...]. Il convient d’habiter ce nom qui porte en lui une morale de vie exigeante, de lui donner vie et voix." (Christian Rivoire)
"Quelles que soient ses origines et ses motivations, claires ou inconscientes, le pseudonyme accaompagne la naissance du poète [...]. Aussi mystérieux qu'Anabase, il signale que l'entrée en poésie ne peut se faire que si l'on se dépuille de son être mondain, de sa « substance d'homme » pour venir « au pouvoir des signes et des choses »." (Joëlle Gardes-Tamine)
Loin de cette parcelle de la légende, la réalité de la création du pseudonyme, comme tout chez Saint-John Perse, tient beaucoup plus de la patiente et artisanale élaboration, soigneusement pesée, que de l'inspiration reçue tel un cadeau des dieux. Tout comme nous sommes à même dorénavant de retracer avec quelque finesse les étapes de la création poétique, l'émergence du texte à partir des matériaux accumulés et moyennant des étapes patientes, il faut se représenter donc le poète qui s'apprête avec la publication d'Anabase, à franchir un cap essentiel dans son oeuvre et qui, quelques mois auparavant, réfléchit à ce pseudonyme, opère des choix sur lesquels il revient, comme il revient sans cese sur les versions de ses poèmes, tout cela pour aboutir à cette sorte de chef-d'oeuvre d'équilibre auquel finalement la poésie devra tendre elle-même. Qu'on me le permette, ou qu'on me le pardonne : je m'imagine aisément Alexis Leger, un jour de 1923, devant des brouillons portant trace d'une recherche nourrie, qui trouve enfin le "bon agencement", celui à la quête duquel il s'était mis par des recoupements précis, et qu'il juge enfin digne pour être l'enveloppe prestigieuse de ses écrits. En émétant les diverses hypothèses précédemment citées, on n'est pas loin, en somme, d'avoir procédé, en chemin inverse, un peu aux mêmes exercices que ceux auxquels a consenti Alexis Leger, à condition toutefois d'accepter qu'en se bornant chaque fois à une seule hypothèse, on prend le risque d'accomplir une seule partie de ce chemin et de s'arrêter en cours de route. Tout comme en ses poèmes, quand il est question d'une construction qui met en jeu des éléments extérieurs, Leger va effectuer une savante et très subtile synthèse - et c'est en cela que son mode d'élaboration du pseudonyme est tant en accord avec les principes qui régissent chez lui les emprunts textuels (le cas nous intéresse donc plus que jamais, car l'une des pistes les plus stimulantes du renouvellement du discours de la critique persienne provient de cette attention-là, qu'on le veuille ou non) ; ici encore, on ne peut que reconnaître l'étonnante valeur des mots de Genette, quand il identifie la construction d'un pseudonyme "au plaisir de l'invention, de l'emprunt".
Et ce n'est donc certainement pas par goût d'oeucuménisme qu'il faudrait envisager plusieurs des pistes évoquées plus haut, comme étant dans le vrai, mais désignant pour chacune d'entre elles une part de la vérité. Il est en effet très probable, et encore une fois, pleinement conforme à ses principes de création, que le poète ait croisé les différentes approches dont relèvent comme nous l'avons dit, les voies précitées. En cela, on pourrait considérer dans cet ensemble, d'une part les approches purement langagières du pseudonyme, et d'autre part les approches référentielles. Pour ce qui est de l'aspect langagier, il n'est pas difficile d'admettre, à partir de certaines sources, le jeu de l'inversion de l'ordre des deux syntagmes, Perse et Saint-John (cas de Percy Saint-John ou encore de Spenser Saint-John, avec des mutations phonétiques du même ordre) : modifier l'ordre de départ pour forger son propre nom d'écrivain, après tout, ce premier niveau de la variation langagière est bien minime. Dans le même ordre d'idée, le jeu sur l'étymologie semble également plus que vraisemblable, comme il en est dans bien des exergues des poèmes publiés ou dans des mentions très savamment travaillées au sein des textes ; la voie des racines gréco-latines lui a certainement paru un motif suffisant de codage pour que nous puissions en effet considérer que "Perse" renferme cette potentialité d'un détournement, d'une dérivation du grec perissos, tel qu'en a parlé Christian Rivoire, d'autant plus qu'en cette hypothèse, on retrouve l'idée d'une mention de "puissance" quasi-générique dans cette poésie si nitzschéenne. Pour tout ce qui touche à l'aspect plus "référentiel" du pseudonyme, le caractère de "codage" apparaît encore plus nettement, ce qui confère à certaines pistes un poids indéniable. "Percy Saint-John", par sa proximité immédiate dans le Grand Larousse, avec "Saint-Leger", et par le quasi-acquiescement que semble indiquer l'annotation par le poète d'un document qui en fait mention (voir l'article de J. Gardes-Tamine), paraît désigner l'une des pistes les plus convaincantes de cette référentialité du nom. Mais c'est surtout son rappel, presque comme un "code génétique" du nom ainsi forgé, de l'inscription ontologique de l'exil dans ce nom destiné à être "habité", à travers le rappel du mythe de Robinson Crusoë, qui avait déjà motivé le premier poème publié. Il s'agit bien d'une référence qui semble couler de source quand on considère l'importance, précisément, de la valeur sémantique attachée à ce type de variation, chez le poète. Mais pour autant, cette voie ne peut se suffire à elle-même, car elle n'annule en aucune façon les autres voies de ce véritable écheveau polysémique. La négation, maintes fois réitérées, de la source du poète latin Perse est justement bien trop appuyée quant à elle pour ne pas dissimuler par ailleurs une surdétermination gréco-latine - et je me permettrais d'ajouter, entrant dans la danse à mon tour, qu'il ne serait pas absurde en soi, dans la veine de cette référentialité gréco-latine, d'évoquer également le héros mythologique Persée, comme l'une des sources de la caractérisation héroïque et "supérieure" comme le dirait Christian Rivoire, de cette partie du pseudonyme. En explorant encore une potentielle source, nullement absurde non plus la possible allusion aux "deux" Saint-Jean, motif de référence biblique probable, induisant une nuance de sacralité du Poète idéal qui dit aussi qu'en ce nom, on est décidément loin de l'homme ordinaire, qu'il s'agit de dépasser, notamment par le rituel de la parole. Comment pourrait-on, de la même manière, écarter tout à fait l'éventuel rappel des Antilles à travers la référence à cette terre bien réelle des Iles Vierges, Saint-John (et pourquoi pas, à cette mention ouverte du "Persea gratissima") ? Porter le terreau natal, en dehors duquel toute terre sera terre d'exil, le porter donc dans le nom du poète, n'est-ce pas lui faire "honneur", comme une mention fulgurante d'Amers y exorte ? Et ne serait-ce pas, de la même façon, minorer l'anglophilie pourtant très ancrée de l'écrivain, que de rejeter les pistes de "Persse O'Reilly" et de "Spenser Saint-John" ?
"Fourre-tout", dira-t-on peut-être alors, devant ce nom qui accuse en lui même une telle saturation de références... Il ne faut pas envisager la question de cette manière, mais plus sûrement, à la façon d'un "code", disons même d'un "code secret", à décoder aussi finement et aussi attentivement que le lecteur de poésie y est invité au coeur des poèmes eux-mêmes. Entrer dans l'oeuvre, c'est savoir décoder, être attentif aux mots comme porteurs du ruban de Möbius qui sans cesse chez ce poète, se déploie à l'infini pour qui sait le dérouler : c'est à cet exercice que l'on est convié d'entrée de jeu, par le nom délibérément choisi .
Sauf à ne pas y voir une occasion de surprendre ce poète, ce grand poète, dans la dimension profondément artisanale donc éminemment humaine de son vrai geste créateur, tout, décidément tout, milite pour cette acception très méticuleuse et méticuleusement forgée dans le moule d'une subtile synthèse, du pseudonyme de "Saint-John Perse". Il s'agissait bien pour un poète parvenu à une transition charnière, d'entrer de plein pied dans la maturité de son oeuvre par la porte de cette nouvelle identité idéale à laquelle désormais il s'agissait de tendre ou de se conformer. Telle me semble être en tout cas la meilleure clé pour comprendre à la fois les enjeux et la signification de ce pseudonyme qui demeure le seuil de la parole poétique, comme un sceau "Ecrit sur la porte" d'une grande oeuvre. Concluons cet aperçu par la citation de trois critiques, qui ont su je crois par les mots qui suivent, cerner de très près ce dont relève ce sceau :
Avec la malice et le charme de qui se sait particulièrement observé et écouté, quelques jours après la proclamation du Prix Nobel, c'est encore ce halo de mystère et d'inspiration lointaine que Saint-John Perse sert aux journalistes venus l'interroger aux Vigneaux (document sonore, ci-contre). A Violette Bonfils, lui demandant, candide : "Mais d'où vous vient ce pseudonyme ?" la réponse est en soi succulente : "Je serais incapable de vous le dire. Je pourrais vous dire pourquoi j'ai choisi un pseudonyme, mais celui-là, je ne pourrais pas vous dire. C'est très mystérieux, c'est lointain, je ne me rappelle plus. J'ai choisi un pseudonyme simplement pour pratiquer le dédoublement de personnalité." La journaliste revient alors à la charge : "Oui, mais pourquoi celui-là et pas un autre ?" Réponse : "Ah celui-là, je vous le dis, c'est vraiment très mystérieux. Les mots, les mots... Mes premières œuvres étaient signées de mon nom réel, Saintleger Leger et il s'est trouvé qu'on a publié par accident une œuvre qui s'appelait Anabase, ce qui était fortuit et contre mon gré. J'ai donc voulu qu'on enlève mon nom, parce que j'étais déjà dans de le vie publique, j'étais déjà à l'administration centrale, je n'étais même pas comme mes grands aînés, Claudel par exemple, qui était à la périphérie, à l'étranger. Moi j'étais déjà intégré dans la vie parisienne, une vie qui n'était pas purement diplomatique, mais aussi politique, alors j'ai voulu le dédoublement de personnalité."
Au milieu de toutes ces hypothèses savantes, j'aurais beau jeu quant à moi, de jouer les arbitres et de faire mine de séparer le bon grain de l'ivraie. Mais il serait tout autant déplacé de faire croire à une totale neutralité, pour qui a lu attentivement au fil des années ces différentes propositions, en a apprécié l'argumentation, et parfois cru déceler ici une insiffisance, là un élement convaincant. Mais précisément, le seul fait d'y avoir longtemps prêté attention comme lecteur de Saint-John Perse, permet de faire le lien entre certaines de ces hypothèses, et ce qui ressort aujourd'hui avec plus de netteté qu'auparavant, du processus de création du poète. Car ne nous y trompons pas : le pseudonyme "Saint-John Perse" est bien l'une des créations poétiques à part entière de cet écrivain qui choisit là, un jour de 1923 (la publication de la première version d'Anabase dans la NRF date du 1er janvier 1924), le frontispice de son oeuvre entière, "le nom du masque" comme le dit Christian Rivoire. C'est à ce propos que Genette est tant dans le vrai quand il dit que "De toute évidence, le pseudonyme est déjà une activité poétique, et quelque chose comme une oeuvre" (cité plus haut) et que ceci est si exact dans le cas qui nous intéresse. Ce pesudonyme est le sésame de l'oeuvre, et il est par conséquent logique d'y déceler les mêmes principes qui ont présidé à l'élaboration des poèmes. Or, nous le savons aujourd'hui : les "sources" de l'inspiration persienne ne sont jamais unidimensionnelles, mais instaurent bien plutôt une plurivocité dans l'usage même des références, le tout devant s'effacer au profit d'une apparrente fulgurance. C'est cette sorte d'inspiration fulgurante qui, selon le modèle romantique, se serait, ici, comme pour les poèmes, à en croire les déclarations du poète, "imposées" à lui - et la note de la Pléiade (voir plus haut) relève bien de ce paradigme où l'on retrouve l'image d'un poète "accueillant", toute faite, une inspiration lui venant de loin.
Claude Thiébaut, "Modeste proposition... (au sujet du pseudonyme « Saint-John Perse »)", Souffle de Perse N° 2, 1992. [Lien à partir de la mise en ligne de Souffle de Perse sur le site de la Fondation SJP].
Christian Rivoire, "Saint-John Perse, Masque et Pseudonyme : un horizon de l'Etre", La nouvelle anabase, N° 1, février 2006, Paris, L'Harmattan.
"Perissos" est le mot grec qui désigne en français l'adjectif "supérieur". Se fondant notamment sur la première orthographe de "Persse", Christian Rivoire montre combien cette sorte de dérivation vers "Perse" serait typique des jeux sur l'étymologie et la sonorité dont était friand Leger, depuis sa jeunesse. Une détermination du pseudonyme qui rappellerait bien d'autres occurrences dans l'oeuvre poétique. L'hypothèse en passe aussi par Victor Hugo et par une mention de l'Evangile selon Saint-Jean.
Spenser Saint-John (Sir Spenser Buckingham Saint-John, 1826-1910), écrivain et diplomate britannique, fut consul du Royaume-Uni en Malaisie (Brunei, Labuan puis Sarawak), au Mexique et à Haïti. Il publie en 1884 un témoignage de ce consulat, Haîti or the black Republic. Claude Thiébaut émet l'hypothèse que l'ouvrage aurait pu figurer dans la bibliothèque du père du jeune Leger et remarque qu'il est abondament cité dans Nos créoles d'Armand Corre, ouvrage très connu de l'époque.
Joëlle Gardes-Tamine, "Des lectures d'enfant au pseudonyme : Et s'il s'agissait bien de Percy Sain-John ?", Saint-John Perse ou la stratégie de la seiche, Presses universitaires de Provence, 1996.
Roger Little, "Genèse d'un pseudonyme : James Joyce et Saint-John Perse", in Etudes sur Saint-John Perse, Paris, Klincksieck, 1984.
Percy Saint-John, nom d'un journaliste et écrivain britannique auteur de romans d'aventures pour enfants et en particulier d'un Robinson du Nord (traduit en français en 1863 : une variation du mythe de Robinson Crusoë auquel le poète fut si attaché comme on le sait). Son nom apparaît dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, juste après la mention de "Saint-Léger". Joëlle Gardes-Tamine a explicité et argumenté cette hypothèse, se fondant entre autres sur certaines archives.
Persse O'Reilly, du nom de la "ballade de Persse O'Reilly", épisode du roman de James Joyce, Finnegans Wake (1927). L'hypothèse de cette source du pseudonyme a été formulée par Roger Little qui s'appuie en l'espèce sur la probable rencontre de Leger avec Joyce en 1923 à la librairie d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon à Paris. En cette année, Leger élabore son pseudonyme et, selon certains témoignages et ce que dit le poète à propos de sa première idée ("Archibald Perse"), il serait possible qu'il ait eu l'idée de "Saint-John" et "Perse" (d'abord orthographié "Persse") à la faveur de la fréquentation de Joyce, qui songeait déjà à sa ballade en 1922.
Le poète latin Perse (34-62 ap. JC), auteur de satires d'inspiration stoïcienne, ne manqua pas d'être lu par le jeune Leger, imprégné de culture classique, lui qui traduisit Pindare dans un exercice de style resté célèbre. La synthèse de la poésie et de la pensée discursive que pouvait représenter dans une certaine mesure le poète Perse, rappelle quelque peu une oeuvre qui livre à la fois une parole poétique et une pensée spéculative. De son vrai nom latin Aulus Persius Flaccus, il est cité en exergue de Oiseaux.
Le "Persea gratissima" est le nom scientifique d'un arbre bien réel et ordinaire aux Antilles (l'avocatier), et le nom d'un arbre mythique de la religion de l'ancienne Egypte, associé à la déesse Isis. Le terme, il est vrai, par sa double évocation, d'un arbre réel et d'un arbre mythique, pourrait bien par son utilisation, désigner le réel du premier ancrage antillais, et la tension vers le mythe.