Mireille Sacotte, à propos de cette neutralisation du néant qui intervient dans les poèmes à partir d'Anabase.
L'aventure poétique et spirituelle
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L'homme et les civilisations en marche
On a beaucoup dit de l'œuvre de Saint-John Perse qu'elle proposait au lecteur d'entreprendre une intense aventure, poétique et spirituelle. Certes, l'aventure persienne est déjà inscrite dans la ferveur d'une présence avide au monde et au cosmos... Pour le poète, l'homme est en marche, tout comme les civilisations : l'objet de la quête reste à déterminer, mais l'immobilisme est interdit, dans cette poétique du mouvement. C'est ce que nous donne à apprécier cette poésie dès ses prémisses : la fin d'Eloges est un départ, qui ne cessera jamais d'ailleurs (même les derniers poèmes, ceux du cycle que l'on dit « provençal », regardent déjà plus loin, dans un au-delà de l'itinéraire physique). Au gré des recueils, c'est donc une marche infatigable que mène le poète de par le monde et ses paysages, qu'il s'agisse de la Chine d'Anabase, des Andes de Vents, des océans dans Amers, etc...
L'aventure d'une reconquête de l'Etre
L'objet même de cette quête spirituelle se précise dans l'oeuvre, à partir d'Anabase, pour être décliné à l'envi, réaffirmé et comme "mis en scène" en quelque sorte, dans les poèmes du cycle Exil et dans les deux grands sommets de la période américaine (Vents et Amers) : il s'agit de reconquérir la plénitude de l'Etre - ce en quoi la poésie, selon Perse, demeure essentiellement une "ontologie", à savoir un discours sur l'être : "Poésie, science de l'être, car toute poétique est une ontologie", tel qu'il le clame dans le Discours de Florence, prononcé à l'occasion du septième centaire de Dante.
On pourrait dire que cette recherche effrénée d'une reconquête de l'Etre cristallise en quelque façon la quête spirituelle et métaphysique des poèmes, à partir d'Anabase : il s'agit, face à la brusque intrusion du néant dans l'espace du poème, de mobiliser les moyens d'une saisie active de l'Etre, rendu évanescent par les affres de l'exil ou du temps. C'est en cela que les poèmes de la période américaine déploient tous à leur manière un commun protocole de cette saisie, en vertu duquel ce qui faisait déjà l'objet du mouvement de conquête dans Anabase, est alors incarné à travers le pouvoir des forces élémentaires : ce sera donc l'office des pluies, des neiges, des vents et de la mer, de redonner à l'homme le sens de l'énergie dont son être est porteur, relié qu'il est au même élan fondamental.
Daniel Gelin interroge Pierre Emmanuel sur les notions de personnage mythique et de sacré chez Saint-John Perse.
Mais il ne faudrait pas voir simplement dans ce « désir de monde » les affres d'une instabilité ontologique, d'une mobilité pathologique - et il me semble que Perse transcende ainsi bien des aires trompeuses de la poésie de voyage ou des grands espaces, parfois parcourus pour eux-mêmes en une quête de l'errance. Le Poète porte en lui la quintessence de cette longue marche humaine (et il assume aussi l'aventure de l'écriture), mais comme l'indique bien Saint-John Perse à propos d'Anabase, l'expédition est surtout "intérieure". C'est dire que l'aventure géographique renvoie essentiellement à l'aventure spirituelle. « Il n'est d'histoire que de l'âme, il n'est d'aisance que de l'âme » : l'aveu est primordial et porte en lui toute la primauté d'une quête spirituelle dans l'itinéraire que dessine l'œuvre et dans le cheminement de l'écrivain, « car c'est de l'homme qu'il s'agit, et de son renouement ».