La déchéance de nationalité sous Vivhy
Certes, comme d'autres pour la gâchette, ce régime eut la déchéance facile, et sur ces fondements, il y a là comme une continuité idéologique patente. Mais ce qu'en pleine guerre, ayant ratifié l'occupation, ayant décidé de s'y soumettre et d'y collaborer, ce régime voulait aussi marquer ce faisant, c'est qu'il était pleinement légitime à déchoir, représentant une continuité de l' "État français", en dépit même de son rejet de la république. Et c'est peut-être là que, dépassant même le constat factuel de la prééminence historique de Vichy dans le champ de la déchéance de nationalité (ne risquant guère en l'espèce la sacro-sainte accusation d'anachronisme), on peut réfléchir plus avant sur cette notion même de légitimité, tellement centrale dans le droit constitutionnel qu'on en vient à oublier sa place tout aussi centrale dans le champ de ce qu'on pourrait nommer une sociologie des institutions. Pour mieux en percevoir l'amplitude, et avant même d'en dresser un parallèle avec la situation actuelle, revenons-en au cas de la déchéance de nationalité sous Vichy.
En prononçant la déchéance de la nationalité contre les chefs de la Résistance, il s'agissait, bien sûr de la délégitimer, en clamant bien que la seule légitimité française se trouvait aux mains d'un gouvernement fantoche mais ce, en manipulant un symbole (je renverrais sur ce point aux analyses si cruciales de Christiane Taubira), à savoir très précisément en l'occurrence, une notion non seulement partagée par tous, mais de surcroît quasiment sacralisée par tous en cette période. Car certes, qui oserait dire qu'aujourd'hui, ce symbole ne continue pas d'être central ? Mais qui dans le même temps, saurait comprendre ce que représenta le seul terme de déchéance de la nationalité, pour un gouvernement qui avait décidé de saborder la république et plus précisément cette Troisième République ? Car comme le montrent les spécialistes de cette Troisième République, à commencer par Serge Berstein, c'est qu'elle manifeste un moment particulier dans l'histoire politique française, où il s'agit d'affirmer dans les consciences la pleine légitimité justement, de cette république alors transmise comme modèle fondateur dans l'enseignement par exemple. Dans l'assise même de cette légitimité, clamer que la république est seule légitime à porter la nation, c'est aussi faire de la nationalité un socle, le creuset d'une identité républicaine quasiment ontologique à la France, et c'est tout le sens et les accents des discours de Jaurès et de Clémenceau. Ce que je veux dire dans le fond, un fond difficile à expliciter, c'est qu'il nous est sans doute indispensable d'effectuer un effort sur nous-mêmes et nos représentations d'aujourd'hui, pour simplement nous figurer ce que pouvait représenter, du fait de cette sacralisation-là, la notion même de déchéance de nationalité pour les esprits si "légitimistes" comme on dit ordinairement, issus de la Troisième République. Déchoir certes, mais déchoir, comprenons-le, de toute appartenance à la communauté nationale, déchoir de cette légitimité et de ce "vivre ensemble" dont on est si friand aujourd'hui qu'on en vient à oublier qu'il fut porté par le Renan de Qu'est-ce que la nation ? comme un étendard des premières années fondatrices justement de cette Troisième République. Éduqués dans le culte de la légitimité républicaine conçue comme symbiose de la nation, les Français de 1940, résistants ou non, ne pouvaient qu'être marqués par le maniement de cette mesure d'indignité suprême, de bannissement irrémédiable, que constituait la déchéance de ce... symbole entre tous fondateurs de l'identité collective mais aussi individuelle qu'était alors la nationalité.
C'est sans doute aussi cette charge-là qu'ont en tête ceux qui, de tous bords politiques d'ailleurs, se sont déjà levés contre une réforme de la Constitution comportant une telle mesure. Que cherchent-ils donc à exprimer, au-delà des prises de position individuelles ? Il faut peut-être y percevoir une inquiétude, voire un effroi, devant un tel maniement de cette fameuse notion de légitimité, celle qu'on s'octroie et celle qu'on accorde, en pariant sur la permanence de cette autre légitimité républicaine qu'est celle dont est est censé être porteur tout gouvernement démocratiquement élu. Car que fut le débat parmi les plus "légitimistes" en 1940 ? Il s'agissait de savoir où était la légitimité de l'État français, et même si l'interrogation seule peut nous paraître aujourd'hui infondée, sachons rappeler que c'est aussi en vertu de cet esprit légitimiste que beaucoup hésitèrent à rejoindre Vichy justement.
Alors que vient de s'ouvrir à l'Assemblée nationale le funeste débat parlementaire sur le projet de réforme de la Constitution portant en son article 2 le projet d'extension de la déchéance de la nationalité, et au gré du flot ininterrompu, si hautement pathologique et si dangereusement pathogène qu'il entraîne dans son sillage, le récent ouvrage de Christiane Taubira, Murmures à la jeunsesse contient le réquisitoire certainement le plus complet, le plus argumenté et le plus brillant contre une mesure aussi inutile que pernicieuse. Dans les nombreux commentaires suscités depuis quelques semaines, on a eu maintes fois l'occasion de rappeler que cette mesure fut depuis longtemps réclamée par l'extrême-droite, et qu'elle fut illustrée par le régime de Vichy. Christiane Taubira rappelle :
"Ainsi les seules déchéances de nationalité ayant frappé des Français de naissance ont été prononcées par le pouvoir d'État du maréchal Pétain contre le général de Gaulle et ses compagnons exilés à Londres pour organiser la Résistance, contre Pierre Mendès-France, contre le général Leclerc, contre Félix Éboué, contre René Cassin, contre Pierre Brossolete. Le seul précédent, en 1848, consistait non en une déchéance, mais en une perte de nationalité pour les esclavagistes qui poursuivaient leur lucratif et crapuleux commerce malgré l'abolition. La perte n'est pas une sanction, mais la résultante d'un constat de comportement."
On a en effet rappelé ces derniers temps cette prééminence factuelle du régime de Vichy en matière de déchéance de nationalité, comme le fait ici l'ex-garde des sceaux. On ne s'étonnera pas de cette prééminence, en mobilisant les faits têtus de l'Histoire, non seulement de la part d'un régime de collaboration, mais de surcroît d'un régime aux mains de cette extrême-droite française qui, de Drumont à Léon Daudet, de Barrès à Doriot, de Maurras à Brasillach, n'avait cessé de distinguer dans l'idée même de nationalité, le pur de l'impur, la souche de la bouture, l'inné du sang de la souillure du sol. Toujours, au cœur du nationalisme français, cette contestation fondamentale de la légitimité à être français, contre le porteur d'une double allégeance que dit le passeport ou que clame l'origine. Un fascisme à la française avait pu, dans la société des années trente, diffuser via ses organes de presse la propagande que l'on sait, banalisant jusqu'à la nausée dans bien des milieux les appellations de "métèques" ou de "youpins", entre autres.
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