Oiseaux, la poésie ailée
________________________________________________________________________________________________________
Toute reproduction du contenu du site est libre de droit (sauf en cas d'utilisation commerciale, sans autorisation préalable), à condition d'en indiquer clairement la provenance : url de la page citée, indication de l'auteur du texte.
© 2014 Saint-John Perse, le poète aux masques (Sjperse.org / La nouvelle anabase). Site conçu, écrit et réalisé par Loïc Céry.
A propos justement de cette lithographie, Saint-John Perse fit part à Jean Paulhan de son enthousiasme : « Les gravures de Braque sont vraiment plus que belles. A ce haut point d'écart et de sérénité, j'ai trouvé particulièrement émouvante la rupture de sa dernière composition : une dissipation de fragments d'ailes, en noir sur blanc » (Correspondance Saint-John Perse / Jean Paulhan, in Cahiers Saint-John Perse, N° 10, Paris, Gallimard, 1991, p. 235).
Physiologie de la "combustion" et physiologie synthétique
Dès les deux premières suites de Oiseaux, Saint-John Perse focalise son appréhension de l'oiseau autour des données de son anatomie. Cette approche morphologique déjoue d'emblée le discours convenu sur la symbolique de l'oiseau, que l'approche poétique traditionnelle a coutume de privilégier. Cette opposition à la subjectivité symbolique est d'ailleurs explicitée dès la première suite (O.C., p. 409) :
« Sa grâce est dans la combustion. Rien là de symbolique : simple fait biologique ».
Le langage scientifique des naturalistes est, pour cette raison, à la suite II (O.C., p. 410), volontairement mis en valeur, comme modalité d'une juste saisie de la réalité de l'oiseau :
« Les vieux naturalistes français, dans leur langue très sûre et très révérencieuse, après avoir fait droit aux attributs de l'aile - 'hampe', 'barbe', 'étendard' de la plume; 'rémiges' et 'rectrices' des grandes pennes motrices; et toutes 'mailles' de la livrée d'adulte - s'attachaient de plus près au corps même, 'territoire' de l'oiseau, comme à une parcelle infime du territoire terrestre ».
Toujours en cette suite II, cette façon de déjouer tout ce qu'un regard poétique conformiste pourrait avoir d'aléatoire, Saint-John Perse s'efforce de livrer une sorte d' « explication » éminemment physiologique du vol, par la conformation physique même de l'oiseau. Précision du langage et exactitude scientifique vont ici de paire, dans l'esprit d'une réelle dissection du réel :
« On étudiait, dans son volume et dans sa masse, toute cette architecture légère faite pour l'essor et la durée du vol : cet allongement sternal en forme de navette, cette chambre forte d'un coeur accessible au flux artériel, et tout l'encagement de cette force secrète, gréée des muscles les plus fins. On admirait ce vase ailé en forme d'urne pour tout ce qui se consume là d'ardent et de subtil; et, pour hâter la combustion, tout ce système interstitiel d'une “pneumatique” de l'oiseau doublant l'arbre sanguin jusqu'aux vertèbres et aux phalanges ».
On le voit, ce qui fascine Perse dans la physiologie de l'oiseau, c'est qu'elle est toute entière gouvernée par un même principe de puissance et de précision (« architecture légère » ; « chambre forte » ; « force secrète » ; « tout ce qui se consume là d'ardent et de subtil » ; « combustion »). Ce qui est dans une certaine mesure démontré ici est que, même à travers une simple approche scientifique, l'oiseau est bien l'être de l'intensité existentielle, de l'ardeur - qui est donc avant tout un phénomène organique. Avant de parvenir à toute considération spirituelle, la poésie doit d'abord en passer par cette objectivité du regard, en tâchant d'en tirer les leçons. Dès, il n'est aucun détail anatomique de l'oiseau qui ne soit analysé, avec ce souci de minutie tout au long du recueil. Sans compter les nombreuses considérations du fonctionnement de l'aile, instrument du vol, on peut se référer entre autres à cette appréciation, à la suite IV (O.C., p. 409), de l'acuité visuelle de l'oiseau, présentés sous l'angle de tout un mécanisme régissant la conformation particulière de l'œil et lui permettant de chasser avec précision :
« De ceux qui fréquentent l'altitude, prédateurs ou pêcheurs, l'oiseau de grande seigneurie, pour mieux fondre sur sa proie, passe en un laps de temps de l'extrême presbytie à l'extrême myopie : une musculature très fine de l'œil y pourvoit, qui commande en deux sens la courbure même du cristallin ».
Il est à noter qu'en réel « poète ornithologue », toutes les indications d'ordre physiologique apportées par Saint-John Perse respectent en tout point la réalité scientifique - c'est ainsi qu'un ornithologue de renom comme le professeur Jean Dorst, a pu le confirmer.
Pour ce qui est des espèces d'oiseaux, on peut constater que ni Saint-John Perse, ni Braque n'ont voulu s'y attarder. Ils ont préféré s'intéresser à la figure tutélaire de « L'Oiseau en général » (selon les termes utilisés par Perse). Bien sûr, les lithographies de Braque laissent difficilement entrevoir les détails anatomiques de l'oiseau dans son occupation de l'espace, de livrer comme des clichés pris sur le vif, dans lesquels cette volontaire implication des formes visent une « vérité » ponctuelle. C'est ainsi que l'on peut appréhender par exemple cette lithographie (ci-dessous) où l'on pourrait voir la représentation d'une envolée d'oiseaux, pour laquelle le motif physiologique de l'aile a été volontairement réparti dans l'espace, comme diffracté selon une économie bien précise.
Dans Georges Braque, œuvre gravé, Francis Ponge souligne l'importance des couleurs choisies par Braque dans ses lithographies. Il est vrai que pour tout ce qui a trait à la représentation de l'oiseau, Braque conçoit une véritable grammaire des couleurs, livrant à travers le choix de la coloration, l'atmosphère et la situation visées par l'image ou la planche. Le peintre a gardé de la période de sa jeunesse où il avait été influencé par le fauvisme, ce goût d'un langage vif de la couleur. Pour n'être pas néanmoins un adepte des tons agressifs des Fauves, Braque entend dans ses lithographies d'oiseaux, allier les subtilités de la représentation dans l'espace graphique de corps vivants, à ce langage franc des couleurs. Plusieurs lithographies de L'Ordre des oiseaux pourraient l'illustrer à dessein, comme par exemple celle-ci, où la clarté de l'oiseau et le caractère quasi-géométrique de sa physionomie contraste avec un fond coloré, donnent une impression de profondeur, jouant sur un effet de perspective.
Couleur transcendée et sémantique des couleurs
Dans les deux suites bien précises de Oiseaux (à savoir les suites IX et XIII), on assiste à un phénomène très frappant, qui marque une profonde mutation dans la sphère sensible attachée à l'oiseau. Tout d'abord, aux troisième et quatrième laisse de la suite IX (O.C., p. 419), au cours de évocation de la coloration des oiseaux, intervient d'abord comme une sorte de "brouillage", puis une relativisation réelle de la désignation claire de la nature même de la couleur. Tout se passe en fin de compte comme si par son intensité existentielle, son extrême ardeur organique, l'oiseau parvenait désormais à dépasser toute distinction figée de la couleur, à la transcender littéralement. Pourtant, dans la poésie de Saint-John Perse, la couleur exprime généralement une identité, une ontologie, loin de tout ornement. Mais par la transcendance qui se manifeste ici, le poète place l'intégration existentielle au-delà même de cet indice ontologique de la couleur, l'oiseau se dégageant de toute trace symbolique pour rejoindre une plénitude vraie. A dessein, nous soulignons ici tout ce qui, dans le texte, incarne ce dépassement décisif :
« Nous l'avons vu, sur le vélin d'une aube; ou comme il passait, noir - c'est-à-dire blanc - sur le miroir d'une nuit d'automne, avec les oies sauvages des vieux poètes Song, et nous laissait muets dans le bronze des gongs. [...]
Mais lui, vêtu de peu de gris ou bien s'en dévêtant, pour nous mieux dire un jour l'inattachement de la couleur - dans tout ce lait de lune grise ou verte et de semence heureuse, dans tout cette clarté de nacre rose ouverte qui est aussi celle du songe, étant celle des pôles et des perles sous la mer - il naviguait avant le songe, et sa réponse est : "Passer outre!..." »
Tout cela débouchera, à la suite XIII (O.C., p. 426-427), dans la même acception de cette sublimation, sur une fixation métaphorique des déploiements de la couleur, en une manière d'allégorie de la coloration de l'âme humaine. La mutation est alors seulement achevée : en cette épaisseur vécue du sensible, l'oiseau s'est libéré de ce qui dans la couleur était symbole, il a rejoint ce territoire fusionnel de la métaphore :
« Laconisme de l'aile ! ô mutisme des forts... Muets sont-ils, et de haut vol, dans la grande nuit de l'homme. Mais à l'aube, étrangers, ils descendent vers nous : vêtus de ces couleurs de l'aube - entre bitume et givre - qui sont les couleurs mêmes du fond de l'homme... Et de cette aube de fraîcheur, comme d'un ondoiement très pur, ils gardent parmi nous quelque chose du songe et de la création. »
Chant et mutisme de l'oiseau chez Saint-John Perse et Braque
Dans l'œuvre de Saint-John Perse, le chant de l'oiseau a un statut particulier. Aux côtés du vol, de l'identité, de la poétique et de la métaphysique de l'oiseau, le poète mentionne le cri de l'oiseau :
« Et son cri dans la nuit est cri de l'aube elle-même : cri de guerre sainte à l'arme blanche » (Oiseaux, I, O.C., p. 409).
Il parle aussi de son mutisme :
« Longue jouissance et long mutisme... Nul sifflement là-haut, de frondes ni de faux. Ils naviguaent déjà tous feux éteints, quand descendit sur eux la surdité des dieux... » (Oiseaux, X, O.C., p. 420).
Les oiseaux de Braque ne chantent évidemment pas. Ils sont liés à l'espace visuel, au mouvement (et donc au rythme) et à la physiologie. Les oiseaux de Braque peuvent évoquer le cri et le mutisme par leur expression picturale et plastique, mais ils n'expriment jamais le chant. Il est rarement possible de discerner l'ouverture d'un bec qui signalerait un oiseau chantant dans une lithographie de Braque.
Faire voir et comprendre, mais non pas écouter, tel est le projet de Braque et de Saint-John Perse. Les sons des mots n'équivalent pas les chants d'oiseaux, même si leurs rythmes et leurs timbres apportent souvent un sens supplémentaire au contenu simple des mots.
Braque et la représentation du mouvement
Comme l'a justement indiqué une critique (Colette Camelin, « Le peintre et le poète assembleurs de saisons Saint-John Perse et la peinture de Braque », in Souffle de Perse, N° 3, janvier 1993, p. 50) :
« envol des oiseaux [...], envol des ailes peintes - les oiseaux de Braque prennent vie sous le regard ».
Mais comme elle l'a également remarqué, les plans représentés par Braque sont fréquemment horizontaux ou elliptique - elle nomme ce trait "une méditation latérale" (ibid., p. 55). C'est peut-être dans cet esprit que Saint-John Perse précise dans la suite X (O.C., p. 421) :
« Leur ligne de vol est latitude, à l'image du temps comme nous l'accommodons ».
Dans un commentaire consacré justement au mouvement des oiseaux de Braque, Francis Ponge a d'ailleurs observé que, plus que la direction horizontale du vol, ces oiseaux sont plutôt saisis dans une direction verticale d'ascension symbolique (in Georges Braque, oeuvre gravé) :
« Les oiseaux de Braque sont beaucoup plus lourds que l'air, comme sont réellement les oiseaux, mais ils volent mieux que tous les autres oiseaux de la peinture, parce que, comme les vrais oiseaux, ils partent du sol, redescendent s'y nourrir, et se renvolent... »
Inaugurant en 1976 une exposition sur "Les oiseaux et l'œuvre de Saint-John Perse", André Malraux prononça un discours où il analysa également le rôle de la mutation que représente dans la peinture de Braque l'intégration du mouvement, au travers de cet intérêt pour le vol!
« Et l'attention que Braque porte au vol est bien différente de son intérêt pour l'oiseau. Jusque-là, il avait clos son espace. Evidemment, il ne découvre pas les nuages; mais il brise la clôture... » (Catalogue de l'exposition Les oiseaux et l'œuvre de Saint-John Perse,1976, p. 24).
L'intensité du vol selon Saint-John Perse
Parmi les motifs privilégiés par Saint-John Perse pour incarner dans son poème la représentation de l'oiseau, la saisie du mouvement et en particulier du vol occupe une place de choix. Aux yeux du poète, l'oiseau est avant tout cet être vivant que caractérise cette aptitude du vol ; il s'y intéresse tout d'abord comme simple phénomène physique, en dehors de toute symbolique préétablie. Cet intérêt traverse le recueil de part en part, dès la suite I (O.C., p. 409) :
« Migrateur, et hanté d'inflation solaire, il voyage de nuit, les jours étant trop courts pour son activité »
« Au fléau de son aile l'immense libration d'une double saison; et sous la courbe du vol, la courbure même de la terre... »
« Ascétisme du vol !... »
Par le vol, le mouvement constant, l'oiseau apparaît à Perse comme un être toujours en quête. Par ailleurs, une situation de supériorité lui est intimement conférée par cette capacité organique d'élévation - ainsi, à la suite IX (O.C., p. 415) :
« D'une parcelle à l'autre du temps partiel, l'oiseau créateur de son vol, monte aux rampes invisibles et gagne sa hauteur... »
Remarquons d'ailleurs que l'épigraphe de L'Ordre des oiseaux, tirée de Amers (O.C., p. 385) saisit également l'oiseau dans son vol, dans cette situation de supériorité par rapport à l'homme, dont il voit la destinée :
« L'oiseau plus vaste sur son erre voit l'homme libre de son ombre, à la limite de son bien ».
Saint-John Perse avait donné son accord pour le choix de cette citation, sélectionnée préalablement par Janine Crémieux : "La citation d'Amers que vous avez su dégager, et qui a intéressé Braque, pourrait être isolée, en épigraphe de l'Album (non de mon texte), sur une des pages liminaires. Elle suffit en effet à elle-même et concentre plus que n'en pourra dire tout mon développement" (cité par Andrew Small, "Estivation d'Oiseaux - Sur l'origine de L'Ordre des oiseaux de Georges Braque et de Saint-John Perse, in Souffle de Perse, N° 8, juin 1998, p. 71).
Cette supériorité est d'ailleurs opposée à la pesanteur à laquelle est associée la situation terrestre de l'homme (id.) :
« De notre profondeur nocturne, comme d'un écubier sa chaîne, il tire à lui, gagnait le large, ce trait sans fin de l'homme qui ne cesse d'aggraver son poids ».
En liaison directe avec la façon dont Saint-John Perse attire l'attention sur la spécificité d'une physiologie générale où tout indique l'intensité, le vol est, dans ses différents aspects, à ses différents moments, conçu comme une mobilisation intégrale de la tension qui habite l'oiseau - tel qu'à la suite VII (O.C., p. 416) :
« ... Rien là d'inerte ni de passif. Dans cette fixité du vol qui n'est que laconisme, l'activité demeure combustion. Tout à l'actif du vol et virements de compte à cet actif ! »
« Ascétisme du vol!... L'être de plume et de conquête, l'oiseau, né sous le signe de la dissipation, a rassemblé ses lignes de force. Le vol lui tranche les pattes et l'excès de plume. Plus bref qu'un alérion, il tend à la nudité lisse de l'engin, et porté d'un seul jet jusqu'à la limite spectrale du vol, il semble près d'y laisser l'aile, comme l'insecte après le vol nuptial ».
Perse conclut d'ailleurs la suite VII par cette phrase : « C'est une poésie d'action qui est engagée là », signifiant bien cette importance générale du vol dans cette saisie poétique de l'oiseau.
Plus loin, à la suite X (O.C., p. 420-21), cette intensité irréductible se mue en volupté, celle-là même qui est ressentie par l'oiseau durant le vol :
« Gratitude du vol !... Ceux-ci en firent leur délice [...]
Sur toutes mesures du temps loisible, et de l'espace, délectable, ils étendent leur loisir et leur déclaration [...] »
« Plus qu'ils ne volent, ils viennent à part entière au délice de l'être [...] »
« Et qui donc sut jamais si, sous la triple paupière aux teintes ardoisées, l'ivresse ou les affres du plaisir leur tenait l'œil mi-clos ? Effusion fait permanence et l'immersion totale... »
Ces éléments d'intensité et de volupté peuvent, dans une certaine mesure, être retrouvés dans certaines lithographies de Braque, où la disposition spatiale même de l'oiseau induit son mouvement, son vol.