Oiseaux, la poésie ailée
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"J'ai beaucoup pensé à [Braque] en écrivant mon texte, mais je n'ai point cherché à être littéral. Je n'aurais pu le faire même si j'avais eu à temps le choix et l'ordre de ses planches" (cité dans le Catalogue d'exposition Les oiseaux et l'œuvre de Saint-John Perse, 1977, p. 125).
Quelques jours après, dans une autre lettre adressée à Janine Crémieux (lettre du 10 mars 1962, cité in ibid.), il souhaite : "Puisse ma pensée rencontrer là un peu de celle de Braque : rien ne pourrait me faire plus de plaisir".
Néanmoins, d'où vient tout de même cette si frappante proximité du texte et de l'image à certains endroits de L'Ordre des oiseaux? Ici, précisons que c'est après la lecture de Oiseaux que Braque décida d'ajouter quatre lithographies à la série initialement prévue pour l'album. Il est donc plus que probable que, sans avoir cherché à être littéralement illustratif envers les mots de Perse, Braque s'en est quoiqu'il en soit fortement inspiré. C'est aussi ce qu'explique Saint-John Perse dans sa lettre à J. Matthews (op.cit.) :
« La communication de mon manuscrit l'a amené à réclamer plusieurs ajournements du projet en cours, pour lui permettre d'ajouter quatre planches nouvelles s'inspirant directement de quelques pages de mon oeuvre poétique (et dans une conception beaucoup moins statique que celle qui lui était coutumière) ».
C'est donc la genèse même de L'Ordre des oiseaux qui permet d'éclairer cette adéquation incontestable, mais ici, Saint-John Perse attire l'attention sur un fait fondamental : c'est le contact de Braque avec sa poétique qui lui fit adopter une esthétique beaucoup plus attentive au mouvement qu'habituellement. Effectivement, quand on envisage par exemple la première suite de Oiseaux, qui s'accorde avec la lithographie orange de Braque (cf. illustration ci-dessus), on consate bien à quel point le peintre a voulu, peut-être en rupture avec ses propres habitudes de représentation, de montrer un oiseau en vol dans cette "inflation solaire" dont parle le poème.
Du compagnonnage à la symbiose : « le peintre et le poète, assembleurs de saisons aux plus hauts lieux d'intersections »
En outre, ce qui permet également d'expliquer cette forte impression d'unité esthétique que l'on peut ressentir devant L'Ordre des oiseaux, c'est que par des modes d'expression différents, Saint-John Perse et Braque sont parvenus au sein de ce projet commun, à une réelle harmonie de leurs démarches. Tous deux visent la synthèse, l'essentiel de l'oiseau, et non son chatoiement gratuit (cf. suite V, O.C., p. 414 : "Nous voilà loin de la décoration"). Tous deux aussi veulent aller au-delà de la simple représentation (cf. rubrique "L'Ordre des oiseaux : de la mimèsis à la transcendance"). Mais il convient d'accorder par ailleurs tout son prix à un effort tout particulier de Saint-John Perse ici : il entend, en plusieurs endroits de son texte, restituer le processus de création du peintre, c'est-à-dire de Braque lui-même, à travers son rapport à l'oiseau justement. C'est d'abord le motif de la suite IV (O.C., p. 413) :
« La fulguration du peintre, ravisseur et ravi, n'est pas moins verticale à son premier assaut, avant qu'il n'établisse de plain-pied, et comme latéralement, ou mieux circulairement, son insistance et longue sollicitation. Vivre en intelligence avec son hôte devient alors sa chance et sa rétribution. Conjuration du peintre et de l'oiseau... »
D'une certaine façon, Saint-John Perse veut restituer la symbiose qui unit Braque à ses oiseaux peints - et ce faisant, il atteint lui-même à la symbiose avec Braque. La complémentarité que révèle L'Ordre des oiseaux est donc couronnée par cette quête symbiotique, cette recherche d'une harmonie intégrale entre artiste et réalité et dans le même temps, entre peintre et poète (cf. suite V, O.C., p. 414) :
« Dans cette concision d'une fin qui a rejoint son principe, l'oiseau de Braque demeure pour lui chargé d'histoire. De tout ce qu'élude, sciemment ou non, l'œil électif du peintre, la connaissance intime lui demeure. Une longue soumission au fait l'aura gardé de l'arbitraire, sans le soustraire au nimbe du surnaturel ».
La recherche d'une esthétique de l'essence
La composante essentielle de la symbiose réalisée par Saint-John Perse et Braque à travers leur projet de L'Ordre des oiseaux est sans conteste la commune quête de l'essence de l'oiseau, une fois qu'a été dépassé sa simple représentation poétique et picturale. Il s'agit pour les deux créateurs, de parvenir à cerner, au-delà du motif, l'idée synthétique de l'oiseau - ce qu'on pourrait nommer en terme philosophique, le "concept oiseau". C'est par cette intuition fondamentale que Saint-John Perse se reconnaît entièrement dans le démarche de Braque, saluant chez lui, à travers l'épure de son art, cette visée de la substance même de l'oiseau, qui ne conserve que l'ellipse et la synthèse :
"Une émouvante et longue méditation a retrouvé là l'immensité d'espace et d'heure où s'allonge l'oiseau nu, dans sa forme elliptique comme celle des cellules rouges de son sang" (suite V, O.C., p. 414).
"L'oiseau succinct de Braque n'est point simple motif" (suite VII, O.C., p. 416).
Par ce biais de l'ellipse, Saint-John Perse conçoit dans la trajectoire de Braque - qui est donc également la sienne propre -, un dépassement de la pluralité des représentations qui seul, permet d'atteindre l'unité transcendante de l'oiseau. C'est en ce sens qu'il précise très minutieusement la nature de ce processus en deux passages très importants du recueil :
"L'oiseau, hors de sa migration, précipité sur la planche du peintre, a commencé de vivre le cycle de ses mutations. Il habite la métamorphose. Suite sérielle et dialectique. C'est une succession d'épreuves et d'états en voie toujours de progression vers une confession plénière, d'où monte enfin, dans la clarté, la nudité d'une évidence et le mystère d'une identité : unité recouvrée sous la diversité" (suite IV, O.C., p. 413).
"Au point d'hypnose d'un oeil immense habité par le peintre, comme l'œil même du cyclone en course - toutes choses rapportées à leurs causes lointaines et tous feux se croisant - c'est l'unité enfin renouée et le divers réconcilié" (suite XI, O.C., p. 422).
Questionner toute apparence, vouloir sonder les données du réel pour en obtenir la synthèse, c'est aussi en l'occurrence, ambitionner de cerner au plus près l'être même de l'oiseau. Le programme esthétique revêt dès lors une réelle postulation métaphysique, peintre et poète se voulant les arpenteurs de l'être. C'est d'ailleurs ce que traduit Saint-John Perse dans la suite VII, parlant de l'oiseau de Braque (O.C., p. 418) :
"Il n'est point filigrane dans la feuille du jour, ni même empreinte de main fraîche dans l'argile des murs. Il n'habite point, fossile, le bloc d'ambre ni de houille. Il vit, il vogue, se consume - concentration sur l'être et constance dans l'être".
La conjontion de deux démarches en une commune esthétique
Mais le plus savoureux est que, de la même manière que Saint-John Perse salue chez Braque cette esthétique de l'essence transcendant le représentation elle-même, Braque à son tour, fut impressionné, dans le poème de Saint-John Perse, par le dépassement de l'apparence, de l'ornement et ce même souci de la substance de l'oiseau. Il lui exprima ainsi son enthousiasme dans un message qu'il lui adressa après avoir lu Oiseaux :
"J'ai lu le texte Oiseaux qui m'a beaucoup ému. Vous faites passer la littérature au second plan. Comme dit le 'Zen', la réalité ce n'est pas ça. C'est le fait d'être ça..." (Carte de Georges Braque à Saint-John Perse du 21 mars 1962, citée in Catalogue de l'exposition de 1977, Les oiseaux et l'œuvre de Saint-John Perse, p. 125).
On ne saurait en fin de compte trouver meilleure attestation de la symbiose des démarches esthétiques de Braque et de Perse dans ce projet commun. Braque voulut tout au long de son oeuvre, en mettant en avant ce qu'il nommait le "fait pictural", en somme faire passer la peinture, dans son acception décorative, au second plan; c'est la même préoccupation qu'il retrouva dans l'œuvre de Perse, qu'il félicita donc de « faire passer la littérature au second plan ». Il a reconnu par ailleurs dans le propos poétique sur l'oiseau, son propre objectif, qui était de capter, au-delà du donné des apparences, l'essence même du réel. A vrai dire, rarement collaboration entre un peintre et un poète n'aura reposé sur une pareille adéquation esthétique.
Parcours d'un compagnonnage
De l'illustration à la complémentarité
A l'occasion d'une consultation attentive de l'album de L'Ordre des oiseaux, on ne peut qu'être frappé par l'étonnante adéquation qui existe bel et bien entre le texte de Saint-John Perse et les lithographies de Braque. A plusieurs reprises en effet, on peut constater une sorte de "dialogue" entre le poème et l'image - et dès lors, on peut facilement conclure qu'un projet quasiment "illustratif" aurait présidé à la collaboration du peintre et du poète. Plusieurs exemples sont ainsi très révélateurs de ce pont jeté entre texte et image, où le langage poétique et celui des formes et des couleurs semblent s'informer mutuellement. Référons-nous, à titre d'exemple, à ces pages de L'Ordre des oiseaux, caractéristique de cette tendance (ci-contre).
Un premier constat peut être dressé à propos de cette hypothèse d'une volonté ouverte du peintre et du poète d'illustrer leurs oeuvres respectives. Il importe d'en revenir à la genèse même du projet, pour rappeler avant tout l'insistance qui fut celle de Saint-John Perse pour écarter une telle hypothèse. Dans le volume de la Pléiade, il insiste, dans une lettre à Jean Paulhan, sur le caractère "indépendant" de son texte par rapport aux oeuvres de Braque, déjà du seul point de vue de sa genèse : il parle d'un texte "conçu en toute indépendance, les références à l'Oiseau de Braque y étant ajoutées après coup" (O.C., p. 1030). Il est certain que ces fameuses allusions à l'œuvre de Braque, dont est parsemé Oiseaux, ont été ajoutées à un manuscrit antérieur, et en tenant compte de la série de clichés des lithographies de Braque qui lui avait été adressé par les éditions "Au Vent d'Arles". Au sujet de cette inspiration complémentaire en quelque sorte, Saint-John Perse écrit dans une lettre à J. Matthews datée du 26 février 1966 (cité par Andrew Small, "Estivation d'Oiseaux - Sur l'origine de L'Ordre des oiseaux de Georges Braque et de Saint-John Perse", in Souffle de Perse, no 8, juin 1998, p. 74) :
"J'ai eu à cœur, de mon côté, d'ajouter à mon texte poétique quelques pages de méditation poétique esthétique se référant incidemment à la vision métaphorique du peintre et à l'Oiseau de Braque en général".
Les enseignements d'une collaboration
Oiseaux fut donc élaboré en deux temps, d'abord indépendamment, puis par l'ajout de cette "méditation esthétique" sur les images de Braque. D'ailleurs, même cette part "complémentaire" du texte a été rédigée alors que Saint-John Perse n'avait pas connaissance de l'ordre définitif des lithographies, et c'est la raison pour laquelle, à propos de son propre texte, il précise dans une lettre à Janine Crémieux du 5 mars 1962 :
"Tout art du langage est partiellement figuratif. Parce que les mots existent, et parce que le vers, la laisse, le paragraphe, ne sont pas soumis au poème avec la rigueur qui soumet toute forme au tableau. Le poème pourrait s'appeler La Gloire des Oiseaux, comme La Gloire des Rois. Alors que Braque ne tend pas à la louange. Et s'il appartient au poète d'ajouter, de supprimer des strophes, il n'appartient pas au peintre d'agrandir L'Oiseau quadrillé, ni aucune de ses oeuvres" (in Catalogue de l'exposition de 1976, Les oiseaux et l'œuvre de Saint-John Perse, p. 22).
Au sens platonicien du terme, L'Ordre des oiseaux ne se situe donc pas dans la volonté de mimèsis. Le recueil serait plus proche de l'acception aristotélicienne de la notion, réalisant une représentation cohérente, une recréation du réel. Mais, même dans ce cadre, force est de constater que le projet de Saint-John Perse et celui de Braque se répondent : il s'agit bien de "passer outre" (selon l'injonction que nous suggère la suite IX, O.C., p. 419, réel credo de l'oiseau), d'aller au-delà même de toute représentation, pour rejoindre les territoires d'une transcendance vraie.
Le langage dans Oiseaux : du rapt de l'oiseau au rapt du langage
Pour qualifier la saisie de l'oiseau par Braque, Saint-John Perse utilise à dessein cette expression imagée du "rapt", à la suite III (O.C., p. 411) :
"... Toutes choses connues du peintre dans l'instant même de son rapt [...]".
En fait, le terme paraît particulièrement bien adapté pour apprécier les ressources langagières qu'utilise Saint-John Perse lui-même pour réaliser une telle saisie. En tout point, le discours de Perse dans Oiseaux reste marqué par une volonté de précision, de donner la priorité dans le langage à tout ce qui, dans la réalité de l'oiseau, lui paraît relever de la fulguration, de l'intensité, de la concision (d'où la récurrence du terme de "combustion" et de tout le champ sémantique de la concision dans le texte). D'où également une vive impression d'extrême "économie" de cette langue poétique, organisée selon une syntaxe.
Le lexique
Mis à part la concentration de la représentation de l'oiseau sur des détails physiologiques données comme indices d'une ardeur existentielle, Saint-John Perse utilise volontiers dans son texte le champ lexical de la guerre. Il s'agit pour lui de réitérer l'image d'un oiseau conquérant, guerrier toujours en quête, livrant une âpre bataille dont on ne connaît pas l'objectif, sinon qu'il correspond à l'intensité constitutive de son être.
Dès la première suite (O.C., p. 409), il en est question :
"Et son cri dans la nuit est cri de l'aube elle-même : cri de guerre sainte à l'arme blanche". Ce destin guerrier de l'oiseau sera clairement spécifié à la suite VII (O.C., p. 416) : "Son aventure est aventure de guerre [...]". A la suite IV (O.C., p. 413), l'intérêt pour les "prédateurs ou pêcheurs" ressortit également à ce registre guerrier, ces deux catégories rassemblées sous le vocable laudateur de "l'oiseau de grande seigneurie" nous étant présentées dans leur caractéristique essentielle qui est d'être d'âpres chasseurs, dotés d'une physiologie oculaire qui leur confère une rapidité exceptionnelle pour la chasse.
Dans le sillage, le texte visualise alors partout un agencement lexical, la fulguration de cette chasse hautement guerrière :
"Et l'aile haute alors, comme d'une victoire ailée qui se consume sur elle-même, emmêlant à sa flamme la double image de la voile et du glaive, l'oiseau qui n'est plus qu'âme et déchirement d'âme, descend, dans une vibration de faux, se confondre à l'objet de sa prise".
Mais l'on pourrait encore décliner à loisir tous les passages qui, tout au long du recueil, témoignent d'une prédilection pour les champs lexicaux de la pureté, de la douceur, de l'immensité...
La syntaxe
Du point de vue syntaxique, le poème manifeste un souci de brièveté dans la disposition de certaines phrases, alors que d'autres s'étendent sur l'espace de strophes ou de versets entiers. Le contraste ainsi généré introduit le lecteur dans l'alternance d'une urgence et d'une contemplation qu'irrigue la volonté de « capter » l'oiseau dans l'espace du poème - et on peut en faire le constat dans presque toutes les suites du recueil.
Par ailleurs, Saint-John Perse donne à sentir la difficulté pour le langage de saisir un être toujours fulgurant; c'est ainsi que peut s'expliquer l'usage fréquent, à certains endroits du texte, des points de suspension, plaçant le propos dans la tension de l'inaccomplissement. C'est particulièrement le cas des suites IX (O.C., p. 419) et X (O.C., p. 420-21). Parfois, c'est aussi le moyen de placer les différentes suites dans une même continuité, certaines d'entre elles s'ouvrant sur des points de suspension (suites III, O.C., p. 411; VII, O.C., p. 416; XII, O.C., p. 424).
Ce « rapt » de l'oiseau que réalise le langage est aussi celui du langage lui-même, puisque dans les propos de Saint-John Perse, l'oiseau est également la métaphore de la poésie elle-même. Perse profite en quelque sorte de cette saisie de l'oiseau dans son irréductible intensité, dans son ardeur et sa puissance, pour dresser un parallèle avec les vertus du langage, la potentialité de force des mots. La comparaison est ainsi clairement énoncée à la suite VIII (O.C., p. 417) :
"Et bien sont-ils comme les mots sous leur charge magique : noyaux de force et d'action, foyers d'éclairs et d'émissions, portant au loin l'initiative et la prémonition".
L'espace parcouru par les oiseaux est dès lors comparé à l'espace de la page; ils deviennent aussi, métaphoriquement, les composants de la métrique poétique et incarnent également les multiples facettes sémantiques que peuvent revêtir les mots eux-mêmes :
"Sur la page blanche aux marges infinies, l'espace qu'ils mesurent n'est plus qu'incantation. Ils sont, comme dans le mètre, quantités syllabiques. Et procédant, comme les mots, de lointaine ascendance, ils perdent, comme les mots, leur sens à la limite de la félicité. [...] Oiseaux, nés d'une inflexion première pour la plus longue intonation... Ils sont comme les mots, portés du rythme universel [...]"
La redondance de la formule comparative (« comme les mots ») traduit bien l'importance du parallèle établie ici : le poète a tenu à insister sur cette analogie entre les oiseaux et le langage.
En la matière, il serait tout à fait faussé de n'envisager les lithographies de Braque que sous l'angle de la représentation. Comme dans le texte de Saint-John Perse, ces lithographies sont elles aussi diverses, certaines plus « contextuelles » ou « représentatives » que d'autres qui, elles, atteignent quasiment la dimension d' « icônes » de l'oiseau, semblant même entraîner le spectateur vers toutes les transcendances possibles.
Au-delà de la représentation, ce sont alors des images "ouvertes" à l'imaginaire, des formes iconiques fondées sur une vision synthétique de l'oiseau - tel que semble le commenter Saint-John Perse encore à la suite III :
"chose vive, en tout cas, et prise au vif de son tissu natal : greffon plutôt qu'extrait, synthèse plus qu'ellipse".
Pour s'en convaincre, il n'est que de se référer à deux lithographies (ci-contre) qui diffèrent, en cela que la première s'attache encore à une représentation contextualisée, alors que la seconde parvient quant à elle, à ce haut degré de synthèse et de transcendance "iconique".
Dans une description de sa manière d'aborder le processus créateur, Braque a bien su livrer cette esthétique d'une plongée dans le réel qui précède une phase de transcendance :
"Si je devais chercher à savoir quel est le chemin de mes tableaux, je dirais qu'il y a d'abord une imprégnation suivie d'une hallucination - le mot ne me plaît pas mais le touche la vérité - qui devient à son tour une obsession et, pour se libérer de l'obsession, il faut faire le tableau sinon on ne peut pas vivre" (cité in D. Vallier, L'intérieur de l'art, Seuil, 1982, p. 50).
Pour André Malraux, la souplesse de la représentation est moins grande en peinture qu'en poésie :
L'Ordre des oiseaux : de la mimèsis à la transcendance
Si l'on se fonde sur le souci de détail dont il fait preuve dans la représentation même de l'oiseau, Saint-John Perse pourrait être de prime abord placé du côté de la mimèsis, tant est grand son souci de saisir l'oiseau dans les différents aspects de sa réalité. Mais cet attachement au réel, ne traduit-il pour autant qu'un idéal de réalisme? Certes, il importe pour Saint-John Perse de se détourner radicalement du discours convenu et éthéré auquel une certaine imagerie poétique a coutume de réduire le motif même de l'oiseau (comme, plus généralement, celui de la nature), mais on commettrait cependant une grave erreur en pensant que l'ambition de L'Ordre des oiseaux s'arrête là.
Dans une large mesure, Perse a pu retrouver chez Braque sa propre volonté de dépasser la simple représentation d'un motif pour atteindre le seuil d'une véritable recréation. C'est seulement à partir de cette recréation qu'il sera alors possible de se consacrer à la réflexion sur la signification (spirituelle ou autre) de l'oiseau, en somme d'en transcender réellement la représentation détaillée.
Par conséquent, la "trajectoire" poétique que Saint-John Perse tient à respecter scrupuleusement tout au long du recueil est claire et pourrait être synthétisée autour de ces trois phases :
1. partir du réel le plus "objectif" que possible de l'oiseau (à travers ses données physiologiques par exemple); phase d'objectivation
2. parvenir à recréer, sur ce modèle, un archétype idéal de l'oiseau ; phase de représentation archétypale
3. transcender cette représentation archétypale en laissant entrevoir une réflexion plus abstraite ; phase de transcendance.