Oiseaux, la poésie ailée
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De son côté, Braque affirma également qu'il ne fallait percevoir en ses oiseaux aucun symbole, et il insista sur son intention de représenter l'interaction de l'oiseau avec l'espace, tout cela traduit graphiquement. En cela, il se différencie par exemple de Picasso qui peignit, à travers l'image allégorique de la colombe, un symbole marquant de la paix. On peut effectivement y opposer cette forme éminemment elliptique de l'oiseau dont se réclame Braque dans son esthétique où seules comptent les formes, dégagées de toute surélévation allégorique. On peut s'en rendre compte au regard de toutes les lithographies de Braque, notamment de celles qui prennent le plus de distance avec la représentation de motif de l'oiseau, se rapprochant de l'icône (à titre d'exemples, ci-contre et ci-dessous).
Le modèle de la condition humaine
Dans sa supériorité par rapport à l'homme (cf. suite VIII, O.C., p. 418 : « L'homme porte le poids de sa gravitation comme une meule au cou, l'oiseau comme une plume peinte au front »), l'oiseau incarne dans le poème de Saint-John Perse, l'aspiration à l'élévation qui caractérise la condition humaine. L'oiseau, dans sa relation à l'espace, repousse constamment les limites, et en cela, il constitue bel et bien un modèle pour l'homme et la destinée humaine. Aussi, s'agit-il pour l'homme de considérer en l'oiseau un guide spirituel, une vigie d'éveil :
« Il tient, de haut, le fil de notre veille. Et pousse un soir ce cri d'ailleurs, qui fait lever en songe la tête du dormeur » (suite IX, O.C., p. 419).
Plus loin, toujours à la suite IX, Saint-John Perse nous livre l'injonction de l'oiseau à l'homme, le poète prenant alors le relais du vivant, en véritable déchiffreur et traducteur du langage non articulé de l'oiseau : "Passer outre!..." La recommandation est on ne peut plus claire : il s'agit pour l'homme, d'assumer un constant devoir de dépassement, de conquête. Dans ce mouvement, Saint-John Perse éclaire donc cette relation intime de l'homme à l'oiseau, sur le registre du "modèle", où il est question d'une hardiesse existentielle en quelque sorte donnée comme idéal :
« De tous les animaux qui n'ont cessé d'habiter l'homme comme une arche vivante, l'oiseau, à très longs cris, par son incitation au vol, fut seul à doter l'homme d'une audace nouvelle » (suite IX, O.C., p. 419).
De cette fréquentation du modèle que constitue l'oiseau, le destin de l'homme se trouve radicalement changé, habité désormais de cette présence dont on ne peut plus se détourner :
« Ignorants de leur ombre, et ne sachant de mort que ce qui s'en consume d'immortel au bruit lointain des grandes eaux, ils passent, nous laissant, et nous ne sommes plus les mêmes » (suite XIII, O.C., p. 426).
L'oiseau, au-delà du symbole
Tout comme l'avait reconnu Braque qui avait perçu, à la lecture de Oiseaux, une volonté de la part du poète, de faire "passer la littérature au second plan" (cf. Carte de Georges Braque à Saint-John Perse, citée in Catalogue d'exposition de 1977, Les oiseaux et l'œuvre de Saint-John Perse, p. 125), Saint-John Perse s'évertue dans le recueil, à déjouer toutes les stratégies conventionnelles de représentation de l'oiseau. Parmi ces stratégies, il s'écarte tout particulièrement du discours conformiste éprouvé par toute une tradition littéraire et artistique et ce faisant, c'est le champ même de la représentation symbolique de l'oiseau qu'il disqualifie, y décelant une vision préétablie. Rappelons que d'emblée, dès la suite I (O.C., p. 409), Perse opère cette annulation du symbolique, profitant de son propos sur la physiologie de l'oiseau, pour concentrer le poème sur l'observation minutieuse de la réalité : « Sa grâce est dans la combustion. Rien là de symbolique : simple fait biologique ».
En s'attaquant de cette manière au champ symbolique qui suscite fréquemment le propos poétique sur l'oiseau, Saint-John Perse rejette dans le même temps tout ce que la mémoire culturelle des représentations de l'oiseau induit d'un regard préconçu. Selon lui, le symbole devient une "carence" (c'est le terme qu'il emploie), si l'on veut saisir comme il veut le faire, l'oiseau dans sa réalité nue. Les oiseaux peints par Braque échappent à cette vision conventionnelle, et c'est justement ceux-là qu'il entend saisir dans son poème :
"Tout synthétiques qu'ils soient, ils sont de création première et ne remontent point le cours d'une abstraction. Ils n'ont point fréquenté le mythe ni la légende, et, répugnant de tout leur être à cette carence qu'est le symbole, ils ne relèvent d'aucune Bible ni Rituel" (suite XII, O.C., p. 424).
Dès lors, il s'agit, comme le dit effectivement Braque, de faire "passer la littérature au second plan", et Saint-John Perse entend, en cette même suite XII (O.C., p. 424-425), s'affranchir des références culturelles qui en viennent à constituer, dans la mémoire, tout un corpus symbolique encombrant, empêchant d'accorder au réel tout l'attention nécessaire :
« Ils n'ont pas joué aux dieux d'Egypte ou de Susiane. Ils n'étaient pas avec la colombe de Noé, ni le vautour de Prométhée; non plus qu'avec ces oiseaux Ababils dont il est fait mention au livre de Mahomet. [...]
Ils n'en tirent point littérature. Ils n'ont fouillé nulles entrailles ni vengé nul blasphème. Et qu'avaient-ils à faire de 'l'aigle jovien' dans la première Pythique de Pindare? Ils n'auront point croisé 'les grues frileuses' de Maldoror, ni le grand oiseau blanc d'Edgar Poe dans le ciel défaillant d'Arthur Gordon Pym. L'albatros de Baudelaire ni l'oiseau supplicié de Coleridge ne furent leurs familiers. Mais du réel qu'ils sont, non de la fable d'aucun conte, ils emplissent l'espace poétique de l'homme, portés d'un trait réel jusqu'aux abords du surréel ».
Mais il ne faudrait pas croire pour autant que toute allusion culturelle est évacuée du propos de Saint-John Perse comme c'est souvent le cas dans son oeuvre, les références se trouvent être dissimulées dans le langage, la vonlonté du poète étant de s'en servir comme d'instruments de représentation et non comme simples sources. La culture est dès lors "réactivée" par cette convocation dynamique de ses ressorts.
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