Vents, de tous les souffles
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© 2014 Saint-John Perse, le poète aux masques (Sjperse.org / La nouvelle anabase). Site conçu, écrit et réalisé par Loïc Céry.
Si l’on devait pister un sens profond de Vents, ce serait à coup sûr l’idée de renouveau qui permettrait le mieux d’approcher la substance de ce massif poétique qui s’organise tout entier autour de la narration du souffle, de l’emprise, de l’enseignement apportés aux hommes par la force des vents, elle-même intermédiaire de l’élan vital primaire. En ce sens le poème se déploie, conformément à l’observation de Claudel, comme une épopée du souffle des vents, déclinant selon plusieurs instances cette idée d’un renouveau radical qui en constitue donc le fondement, à partir duquel prennent place différents thèmes.
Le renouveau généralisé
Les « grands vents » en sont les acteurs premiers, suggérant au poète et aux hommes la nécessité d’une renaissance. Ils sont tout d’abord perçus comme des forces primitives qui surgissent avec une sauvagerie totale et balayent tout sur leur passage (c’est l’objet même de toute la première partie du poème). Un ordre ancien est tout entier emporté par ce souffle gigantesque, car les hommes saisis par ce déferlement, sont comme réveillés d’une torpeur mortifère. Si ces forces brutes sont en elles-mêmes incommensurables, le propos va consister justement à en prendre la mesure, et à en tirer la quintessence : faces au déferlement sans appel de puissances naturelles, c’est la prise de conscience du mouvement généré par les vents qui permettra aux hommes d’en tirer profit. L’ordre ancien que détruisent les vents est celui d’un essoufflement généralisé, d’un épuisement des forces sous le poids des conventions, de la tiédeur et de la fatigue (c’est sous ces dehors qu’apparaît le cours des choses). Par leur souffle, c’est une restitution de la force primale qui va pouvoir s’accomplir : un ressourcement est rendu possible une fois que la mesure des destructions a été prise, comme par une sorte de table rase. L’influence fondatrice de ce processus est celle de Nietzsche, abondamment pratiqué par Perse depuis sa jeunesse, référence philosophique et éthique fondamentale pour sa poésie et sa pensée.
Pour atteindre ce renouvellement des forces, c’est tout un cheminement âpre, toute une quête exigeante que va nécessiter la tension désormais présente au cœur des hommes, face à l’exemplarité du souffle des vents. Avant tout, il s’agira de ne pas perdre la substance de ce souffle, venant potentiellement à défaillir – la leçon première de la quête entreprise est donc la nécessité du maintien de cette tension qu’induisent les vents. Le renoncement ensuite, l’épuisement dans la quête elle-même, sont à proscrire dans cette poussée vers l’en-avant. Mais le but de la course se confond aussi avec la course elle-même, qui est de l’ordre de l’élévation spirituelle ; dans cette conquête de l’ascèse, le risque existe d’une surenchère, et c’est ce que le poème met en scène dans toute sa troisième partie, où la direction « en Ouest » (symbole du dépassement des frontières spirituelles autant que du déplacement géographique) aboutira dans la quatrième partie, à une impasse où le néant guette le voyageur (manière de fustiger le nihilisme potentiel de toute ascèse non maîtrisée). Le renouveau lui-même devra avoir comme but la fondation d’un nouvel ordre (et c’est le sens du retour du poète vers la communauté humaine, se détournant des terres extrêmes et de l’errance), où la restitution de l’élan vital permettra à l’humanité d’emprunter des voies inédites. Mais cet ordre lui-même commande une exigence radicale, et seule une vigilance constante pourra en garantir la pérennité : c’est la leçon des vents, forces cycliques dont le retour est inscrit dans l’ordre naturel, alors que pour en être digne, l’humanité doit quant à elle s’arracher à la facilité d’une condition donnée. Si Camus, l’écrivain français à avoir été couronné par le Nobel de Littérature trois ans avant Perse, avait terminé son Mythe de Sisyphe par l’idée selon laquelle « il faut imaginer Sisyphe heureux », Vents apporte avec son âpreté même et sa transcription épique de l’aventure humaine, l’image d’un humanisme qui exige de l’homme plus qu’il n’accorde, une vigie spirituelle radicale.
Une refondation de la connaissance
On a beaucoup parlé à propos de Vents de la description d’une autre aventure, celle de la connaissance humaine en soi. Si le poème draine en effet l’ensemble des démarches et des évolutions de l’esprit humain, c’est surtout pour remonter aux origines de toute connaissance, et envisager dans le domaine intellectuel, les conséquences de le restitution de l’élan primal qui ont été prises en compte sur le terrain spirituel. Dans ce domaine de la pensée, c’est donc la source même de la quête de connaissance qui est visée, et quand le regard se pose sur le savoir acquis et enfermé dans les livres et les bibliothèques, il ne perçoit qu’un tribut mort, sans consistance parce que non vécu et non intériorisé (c’est la thématique dominante du chant 4 de la première partie). L’archivage du savoir aboutit à sa déperdition, sa démonétisation et en ce sens, les bibliothèques, présomptions de connaissance, ne sont que « supercherie ». C’est au mieux le territoire assoupi et déserté du savoir, alors que l’urgence se fait sentir avec le souffle nouveau, d’une reconquête de la connaissance originelle ; sur ce point, Vents sera suivi dans le même mouvement par Amers, où l’ « Invocation » se clôt sur cette sentence : « Et qui donc, né de l’homme, se tiendrait sans offense aux côtés de ma joie. – Ceux-là qui, de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir ».
Ceux-là, dans Vents, seront par excellence les chamans, qui plongent leur connaissance dans le rituel de la divination, mais à leur image, ce sont aussi tous les héros de cette conquête de la connaissance scientifique portant révolutions pour l’homme parce que franchissant les seuils du savoir accompli. L’esprit humain à la conquête des frontières du connu : comme pour les seuils spirituels, l’homme doit repousser les frontières de la connaissance, et seule le leur permet l'investigation des mystères de la matière – et c’est en cela qu’il ne faudrait pas croire, étant donné le recours aux rites archaïques, à un primitivisme quelconque de la notion de connaissance chez Perse. On a su montrer avec raison ces dernières années, combien en l’occurrence les modèles scientifiques les plus contemporains – et notamment l’ère atomique – imprègnent Vents, pourvu que soit faite liaison par l’homme entre la marche du progrès scientifique et sa conscience d’être vivant (c’est l’autre versant d’un humanisme persien). Divination et science, pensée spéculative et pensée déductive (celle-là mêmes qui sont visées par le poète dans son Discours de Stockholm) se retrouvent conciliées chez Perse sous l’imperium d’une commune ontologie de la présence au monde, où l’homme est tout entier accordé aux pouvoirs de son esprit.
La connaissance telle qu’elle est perçue dans Vents, est encore indissociable de cette présence-là justement, saisie dans l’immanence : contrairement à ce qu’on pourrait penser, le poète rejette la pure transcendance ou la simple abstraction, au profit d’une conception de l’être profondément ancrée dans le réel brut. Inséparable de cette appréhension de la connaissance humaine, la conception immanente de l’ontologie chez Perse est ici très prégnante, puisque ces « grands vents » ne fournissent pas de supports métaphoriques pour désigner des divinités extérieures, mais sont envisagés pour ce qu’ils sont, à savoir des forces naturelles brutes qui, par leur nature même, appellent, aimantent la conscience humaine. C’est pourquoi la connaissance archaïque est valorisée, rejoignant avec les intuitions scientifiques le lien de l’homme au monde, lien non plus transcendantal, mais immanent.
Le poète, le poème
Face à cette connaissance essentielle, le poète est perçu comme un interprète des messages fondateurs donnés par les forces naturelles. Il rejoint les hommes de haute connaissance (avec l’écriture comme pratique divinatoire, à l’image du chaman : c’est l’idée du poète « officiant »), avec de surcroît la fonction de transmettre aux hommes la substance même des signes qu’il a le pouvoir de déchiffrer. Il a accompli la quête à laquelle les vents l’ont sommé, mais son office se situe loin de toute errance, et résolument au sein de la société des hommes, qui doivent reconnaître à la fois sa dissidence et sa supériorité. Le poète doit jouer le rôle d’aiguillon pour l’âme humaine, toujours en proie au risque de la somnolence. Il est une vigie, « la mauvaise conscience de son temps » comme le dit encore Perse dans son Discours de Stockholm, porteur d’énigmes primordiales – ce pourquoi son langage peut être celui de l’ « équivoque », quintessence qu’il s’agit de mériter par un effort conscient : le poème, comme lieu d’un déchiffrement crypté du « mystère où baigne l’être humain », pour reprendre l’expression de Perse.
La substance de cette transmission, c’est le poème lui-même, à l’origine duquel, ce « langage clair » (chant 6 de la deuxième partie) qu’a reçu le poète et qu’il doit transcrire. Cette transcription est un idéal bien ambitieux, auquel tend le poète, car comme le donne à voir le propos (mécanisme de l’auto-énonciation), le poème, en tant que réceptacle de l’immanence et de la fulgurance des signes laissés par les éléments bruts (ici, les vents), doit « se hâter », à la poursuite du « grand sens ». Le poème ainsi perçu est le tribut de la quête effectuée par le poète, et le creuset dans lequel peut être atteint le ressourcement de l’homme. Néanmoins, il n’est que la transcription de l’expérience de confrontation directe accomplie par le poète et à laquelle doivent se hisser les hommes ; s’il n’est plus, comme c'était le cas dans dans « Exil », cette entité « délébile », il demeure cependant surtout le vecteur d’un accomplissement ancré dans l’expérience vécue.
Ce commentaire détaillé a été établi dans un souci de proximité maximale par rapport au texte, proposant une sorte de lecture suivie qui doit permettre de se repérer dans le poème, pour les approches critiques ultérieures. Il ressort donc du parti pris minimal d’un éclairage premier du sens général empruntant tantôt à l’explication de texte, tantôt au commentaire composé, et pourrait constituer la base d’investigations plus poussées autour du sens littéral et de ses multiples implications (on consultera pour cela les précieux éclairages présentés essentiellement dans les ouvrages de Mireille Sacotte et Colette Camelin, ainsi que l’excellent commentaire livré dans Saint-John Perse sans masque sous la direction de Joëlle Gardes Tamine – voir bibliographie). Ainsi conçu, le commentaire présenté ici ne vise qu’à défricher très modestement le texte.
En décelant dans Vents comme une secrète orchestration de tous les poèmes précédents de Saint-John Perse, Roger Caillois avait eu une intuition de poids car en effet, quand on aborde la densité thématique du texte, il n’est pas difficile de s’apercevoir que toute l’œuvre y est enchâssée en quelque sorte. Les thèmes essentiels de l’œuvre (la quête, le renouvellement, le mouvement de l’être) sont exprimés ici à l’échelle de la démesure des éléments, le poème épousant cette démesure, en poursuivant un idéal de maîtrise. Vous sont proposés ici un panorama thématique du poème, mais aussi un commentaire détaillé des différents chants.