Vents, de tous les souffles
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© 2014 Saint-John Perse, le poète aux masques (Sjperse.org / La nouvelle anabase). Site conçu, écrit et réalisé par Loïc Céry.
Chant 1 (p. 31-33)
Longue évocation de la faveur du vent offerte aux hommes en quête. Première strophe : domination du motif de la nouveauté. « Des terres neuves, par là-bas » ; « Et c’est naissance encore de prodiges » ; « Et c’est une fraîcheur de terres en bas âge ». Se glisse dans cette nouveauté, comme un élément d’éternité : « Et c’est une fraîcheur de terres en bas âge, comme un parfum des choses de toujours, de ce côté des choses de toujours ». Leit motiv, dans cette évocation de la nouveauté, du motif de la « fraîcheur » (très fréquent chez Perse : cf. « Neiges » ou « Exil »).
Au sein des première et deuxième strophes, la quête et la récompense des hommes, au vent, dans les faveurs du vent – cf. cinquième laisse de la première strophe : « Toute la terre nubile et forte, au pas de l’Etranger, ouvrant sa fable de grandeur aux songes et fastes d’un autre âge » ; première laisse, deuxième strophe : « Là nous allions, la face en Ouest, au grondement des eaux nouvelles. » Dernière laisse : adéquation entre cette faveur et le dit poétique : allusion au « poème encore dans le vent. »
Chant 2 (p. 34-36)
Continuation de cette quête des hommes dans le vent. Ici, décor hivernal et sensation de la plénitude. Première laisse : poursuite de la quête, au plus haut degré de l’humain, niveau suggéré par les vents (et par la direction en Ouest empruntée ici, vers ces Rocheuses dont la genèse du poème porte la trace) : « … Plus loin, plus haut, où vont les hommes minces sur leur selle ; plus loin, plus haut, où sont les bouches minces, lèvres closes. / La face en Ouest pour un long temps. Dans un très haut tumulte de terres en marche vers l’Ouest. » ; on sent ensuite en ce long temps venir l’hiver, qui fait place à un décor tout particulier.
Deuxième laisse : l’accompagnement des hommes par le vent. A partir de cette faveur, il s’agit de maintenir la hauteur nouvelle, par le souffle : « Et par-là, c’est le Vent !… Qu’il erre aux purs lointains givrés des poudres de l’esprit » ; l’horizon est infini, les limites repoussées à leur paroxysme : « partout où l’homme sans mesure songe à lever pierre nouvelle ». Aux quatrième et cinquième laisses, dans une description extensive du paysage, l’avènement de l’hiver se confirme.
Sixième laisse : dépaysement radical, déportement de toute situation géographique, mais en fait situation dans un paysage neuf (que l’on sait être celui des Etats-Unis) – « Au seuil d’un grand pays nouveau sans titre ni devise, au seuil d’un grand pays de bronze vert sans dédicace ni millésime » Puis, adresse directe à la « puissance » (« Levant un doigt de chair dans la ruée du vent, j’interroge, Puissance ! »), avec une demande si spécifique, si particulière qu’elle tranche avec toute convention : « Et toi, fais attention que ma demande n’est pas usuelle. » Rappel de l’exigence ontologique, par laquelle la coutume est abolie : « Car l’exigence en nous fut grande, et tout usage révoqué », avec pour appui, la comparaison qui suit, portant sur l’abolition de la coutume dans le recours, dans la création poétique, à la source antique du mètre : « comme à la porte du poète la sollicitation de quelque mètre antique, alcaïque ou scazon. » L’élément final est apporté par cette autre adresse, à la plénitude elle-même, avec pour réponse un mutisme, venant reprendre le thème de la vacuité menaçante en toute quête : « Je t’interroge, plénitude ! – Et c’est un tel mutisme… »
Chant 3 (p. 37-38)
Description à la limité de l’onirique, de tout ce que drainent les vents : ambiance maritime, décor du « Sud », « migrations d’oiseaux ». Le poème est radicalement en quête « de plus hautes crues en marche vers le large », et la direction du Sud est donc à répudier, un Sud « pareil au lit des fleuves infatués ».
Chant 4 (p. 39-41)
La description des aires drainées par le vent s’étend maintenant aux territoires insulaires de ces « grandes îles alluviales arrachées à leur fange ». Le poème est déporté de lui-même dans sa marche géographique, et le néant menace cette surenchère de l’espace.
Chant 5 (p. 42-44)
Nécessité du maintien de l’homme à cette nouvelle réalité arrachée au vent. Première strophe, première laisse : le risque de la versatilité, de la déviation de la quête – « Et comme un homme né au battement d’ailes sauvages sur les grèves, lui faudra-t-il toujours fêter l’arrachement nouveau ? » Les deuxième, troisième, quatrième laisses étayent ce mouvement qui doit s’opposer à tout immobilisme. Cinquième laisse : nécessité impérieuse de la vigilance, de la veille, contre l’apathie et le sommeil engendrés par la faiblesse humaine, avec le recours encore à un élément animalier du chamanisme, l’aigle – « Et vous tiendrez plus forte, ô vents ! la torche rouge du réveil » ; « Aigle sur la tête du dormeur. Et l’infection dans tous nos mets… J’y aviserai. » Cette vigilance est la fonction même, l’office minimal et premier du Poète : « J’y aviserai »
Avec des variations elles-mêmes signifiantes (il ne s’agit pas de tenir fixe la direction générale du chant), les laisses suivantes confirment cette nécessité de la veille, du maintien de l’énergie de la quête.
Chant 6 (p. 45-46)
La trace du passage du vent s’oppose à la fatalité du destin de l’homme ; la fonction et le dit du Poète est d’en conserver la substance, de témoigner de cette trace même. Première laisse : le passage des vents vécu et a laissé sa trace d’intensité et de fureur parmi les hommes – « … Et du mal des ardents tout un pays gagné, avant le soir, s’avance dans le temps à la rencontre des lunes rougissantes. » ; « Souvenirs, souvenirs ! qu’il en soit fait de vous comme des songes du Songeur à la sortie des eaux nocturnes. » Fatalité du destin de l’homme, qui doit atteindre la présence vraie, dans l’immanence, à défaut de quoi « L'homme paisse son ombre sur les versants de grande transhumance ! … »
Tout comme au chant précédent où il avait précisé « J’y aviserai », dans la deuxième laisse, le Poète tire sa fonction de cette nécessité de la trace : « Je veille. J’aviserai. » Vigie du souffle, il recherche l’avènement d’une « modulation nouvelle », à savoir le renouvellement du discours poétique lui-même.
Troisième laisse : absolument essentielle chez Saint-John Perse, pour sa conception du discours poétique. Le poète parle une langue qui côtoie l’ « équivoque », il faut donc mériter la substance du chiffre caché dans son propos : notion éminemment persienne (et qui permet de comprendre bien des nuances de son processus de création) d’un langage crypté par le Poète, interprète « bilingue » des choses « bisaiguës » et « litigieuses » – comme l’est le fil souvent imposant de la polysémie dont use le poète dans ses mots.
Quatrième laisse : retour de l’exhortation à la vigilance, à la veille dont le poète fait son office – cf. symboles de la vigilance métaphysique particulièrement puissants du « Soleil d’en bas », de l’ « Etre sans paupière » et de l’ « œil de puma » (cf. Colette Camelin pour des éclairages – voir bibliographie). Reprise du thème du destin de l’homme : « Nous passons, et nos ombres… ». Face à cette finitude, le poète façonne ses œuvres « Là nous prenons nos écritures nouvelles, aux feuilles jointes des grands schistes… » Notion encore plus loin, des textes « donnés sur la terre sigillée. » : le poète est un scribe – et la chose se confirmera plus loin dans le poème. Cette nécessité impérieuse de la trace s’impose également parce que tel quel, le vent peut rester sans explication, sans « usage » pour l’homme, dans l’éternité de son passage, immuable : « Hasardeuse l’entreprise où j’ai mené la course de ce chant… Et il y a là encore matière à suspicion. Mais le Vent, ah ! le Vent ! sa force est sans dessein et d’elle-même éprise. »