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Vents, de tous les souffles
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Chant 1 (p. 49-50)
Un peu sur le modèle de l’énumération homologique dont est friand Perse, il s’agit ici d’une évocation générale des hommes qui résistent dans le vent : « Des hommes dans le temps ont eu cette façon de tenir face au vent » – s’ensuit le motif de leur énumération, sur le modèle d’Anabase, X. L’évocation porte surtout sur les grands conquérants plaçant la conquête du Nouveau Monde en modèle de la quête existentielle de l’homme en accord avec le souffle des vents.
Chant 2 (p. 51-53)
Poursuivant l’évocation du chant précédent, voici exposé le destin de ces hommes dont les mœurs et coutumes se trouvent influencées, inspirées par le vent, avec une notion de dépassement en un sens, de la condition humaine banale : « … Des hommes encore, dans le vent, ont eu cette façon de vivre et de gravir. » L’organisation de cette énumération est en elle-même extrêmement rigoureuse, et s’agence comme une véritable classification de ces conquérants (qui valent aussi pour le peuplement de Seven Hundred Acre Island, où le poème est achevé – voir genèse) en fonction de leurs identités dans l’action : les « hommes de fortune » (première laisse) ; les « hommes d’échange et de négoce » (deuxième et troisième laisses) : les « grands Réformateurs » et les « grands Protestataires » (quatrième laisses) ; les « hommes de lubie » (cinquième laisse) ; les « hommes de science » (sixième laisse). La fin du chant donne son unité à toute cette diversité et à toutes ces époques de la conquête évoquées là : tous ces hommes ont pour fonction commune le décryptage, le déchiffrage du souffle initial apporté par la quête (qui provient elle-même du souffle des vents) : « Car notre quête n’est plus de cuivres ni d’or vierge, n’est plus de houilles ni de naphtes, mais comme aux bouges de la vie le germe même sous sa crosse, et comme aux antres du Voyant le timbre même sous l’éclair, nous cherchons, dans l’amande et l’ovule et le noyau d’espèces nouvelles, au foyer de la force l’étincelle même de son cri !… » C’est en somme au terme de l’énumération que prennent sens toutes les mentions, tout comme dans évocation de tous les « princes de l’exil », dans « Exil », VI.
Chant 3 (p. 54-55)
Les chants 3 à 6 de cette deuxième partie sont d’une importance tout particulière pour le poème lui-même, et pour l’œuvre de Perse en général. Ce chant 3 est primordial pour le sens même de la quête qui est évoquée tout au long du poème, et donc pour le motif de cette deuxième partie de Vents. L’idée essentielle en est celle du « chiffre » nouveau à conquérir par l’homme – chiffre caché de la signification des choses drainées par le souffle primal.
Première strophe, première laisse : le rejet de l’apparence, qui représente le sens ancien, caduc, et parallèlement, exacerbation de la signification cryptée et de l’énergie contenue dans la matière elle-même : « les chiffres défrayant une ardente chronique. » ; mention extrêmement importante dans cette laisse, « ”Je t’insulte, matière, illuminée d’onagres et de vierges : en toutes fosses de splendeur, en toutes châsses de ténèbre où le silence tend ses pièges. » (on se référera très utilement à l’analyse de Christian Rivoire dans le numéro spécial de La nouvelle anabase à paraître au mois d’octobre 2006 – L’Harmattan, octobre 2006 – , autour des œuvres de Saint-John Perse au programme de l’agrégation 2007 : article portant justement sur la mention, qui bénéficie là, d’une explicitation inédite).
Deuxième laisse : l’homme est en quête par le monde d’un nouveau chiffre : « Chevaleries errantes par le monde à nos confins de pierre, ô déités en marche sous le heaume et le masque de fer, en quelles lices tenez-vous vos singuliers exploits ? » Motif de la recherche : « cherchez, manants, qui légifère ! » La quête est donc énigmatique, mais la base est donc ce motif même de la recherche, celle d’une autorité suprême, par le chiffre caché (et non une transcendance extérieure : dimension de l’immanence).
Troisième et quatrième laisses : la présence, incarnée par le motif du « Monstre », de ce chiffre dont la quête est effrénée (cf. éclairages indispensables dans le commentaire du Saint-John Perse sans masque, dans l’ouvrage de Colette Camelin, et dans les actes du colloque de la Sorbonne de décembre 2003 – voir bibliographie). La quête elle-même occupe le pouvoir accru de l’homme.
Chant 4 (p. 56-58)
Cet autre chant est également essentiel pour Vents et de manière générale, pour la dimension très particulière d’un humanisme persien. Eclaircissement décisif : adresse prioritaire à l’homme et à son destin.
Organisation du propos autour de l’ouverture et de la clôture du chant, qui met au centre du propos la préoccupation fondatrice du destin humain : « Mais c’est de l’homme qu’il s’agit ! » Importance, dans la première laisse de la première strophe, de l’exclamation et de l’insistance appliquées à ce thème qui dit, qui clame la préoccupation principale, celle de l’homme, et dont la teneur se dévoile dans la clarté : « Car c’est de l’homme qu’il s’agit, dans sa présence humaine ; et d’un agrandissement de l’œil aux plus hautes mers intérieures. » Préoccupation du destin humain en tant que tel, comme donnée première, à laquelle l’exclamation apporte la question de la dimension et des limites : il s’agit de conférer à l’homme toute la grandeur de son espace intérieur, de sa conscience en somme. Et la préoccupation est urgente, comme en atteste la reprise et la variation du leit motiv de la hâte réitéré depuis plusieurs chants : « Se hâter, se hâter ! témoignage pour l’homme ! » Par là même, définition extensive de l’objet du poème : il s’agit de livrer un « témoignage », au sens spirituel du terme, à destination de l’homme lui-même.
Les deux dernières laisses du chant désignent la hauteur de la destinée et de la fonction du Poète, avec toute leur importance pour l’homme en général. Le Poète est porteur de toute l’élévation de ce sens primordial du destin de l’homme, avec la mention du rôle du vent : « Le Poète lui-même à la coupée du Siècle ! / – Accueil sur la chaussée des hommes, et le vent à cent lieues courbant l’herbe nouvelle. » ; « Que le Poète se fasse entendre, et qu’il dirige le jugement ! » Face à la communauté humaine, le Poète doit transmettre la connaissance qu’il tire de sa fréquentation des forces primales. Avec son verbe, il doit assumer une position de berger en quelque sorte de l’humanité, par la responsabilité de son « jugement ».
La préoccupation humaniste qui se fait jour ici (avec toujours chez Perse, une dimension d’exigence dans l’acception de l’humanisme) se lit avec une grande force dans cette mention dans laquelle Perse doit beaucoup à Plotin (voir les analyses de Saint-John Perse sans masque) : « Car c’est de l’homme qu’il s’agit, et de son renouement. » Cette instance humaniste est présentée comme le pivot de la poétique qui se déploie là. Le « renouement » te qu’il est employé ici désigne bien la réalisation de la plénitude de l’être : rassembler toutes les allégeances de l’homme en une même dimension d’intégralité existentielle (et comme le souligne le commentaire de Saint-John Perse sans masque, « renouer l’homme mis en pièces par l’histoire », comme il apparaît dans le Discours de Florence prononcé par Perse à propos de Dante en 1965), c’est aussi faire l’homme prendre conscience de son destin et de sa hauteur, par le renouvellement de sa force primordiale, renouer sa destinée et en maintenir la charge.
Toutes les laisses centrales s’organisent autour d’une longue énumération des différents types d’hommes qui peuvent réaliser ce renouement en somme, reprenant le motif des énumérations pratiquées dans les chants 1 et 2. Dans une extrême diversité, ces hommes représentent chacune une parcelle de la noblesse de l’action humaine, ils sont dépositaires d’une part de la grandeur de l’homme en général.
Chant 5 (p. 59-60)
Reprise de l’exhortation au bouillonnement de l’âme, à l’intensité spirituelle en jeu ici et qui seules fondent la grandeur du destin humain évoqué au chant précédent.
Première laisse : mention d’une extrême importance de l’attachement prioritaire à l’élan vital (où Perse se souvient de Nietzsche et de Bergson : cf. mises en perspectives au gré des autres commentaires recommandés dans la bibliographie), contre le doute (cf. Discours de Stockholm : « car le doute est stérile et la crainte est servile ») : « ”Je t’ignore, litige. Et mon avis est que l’on vive !” » Une exhortation primordiale à la vie, rejetant tous les scepticismes et balayant tous les nihilismes – et le registre de la lumière y apporte ici comme une dimension supplémentaire : « ”Avec la torche dans le vent, avec la flamme dans le vent, / ” Et que tous hommes, en nous, si bien s’y mêlent et s’y consument, / ”Qu’à telle torche grandissante s’allume en nous plus de clarté… » Une sorte de prière s’élève là, pour un effondrement de l’obscurité chez les hommes et une conquête de l’intensité de la vie, dans l’éclat et la lumière (où peut bien sûr être appréhendé un vaste champ symbolique : cf. mises en perspectives).
Deuxième laisse : reprenant les motifs similaires utilisés dans Vents, I, 6 et 7, (où étaient évoquées les images de « revendications » et d’ « exactions de l’âme sur la chair »), réitération de l’appel à l’énergie spirituelle qu’il est demandé aux hommes de pérenniser comme voies « extrêmes » d’un dépassement des limites conventionnelles. En témoigne cette désignation même de l’intensité primale de la force, de la tension spirituelle : « ”Irritable la chair où le prurit de l’âme nous tient encore rebelles ! » Illustration encore de cette exigence d’un primat du spirituel chez Perse, commandant les forces de la vie et du corps. Dans le sillage, motif de la quête du sens, de la connaissance suprême (« ”Interrogeant la terre entière sur son aire, pour connaître le sens de ce très grand désordre »), quête urgente et prégnante, de la part des « aventuriers de l’âme ».
Troisième laisse : répudiation réitérée (elle apparaissait déjà dans le poème et s’avère être un motif essentiel chez Saint-John Perse) de la tristesse, conçue comme plaie ouverte de l’âme, complaisance potentielle – « ”Qu’ils n’aillent point dire : tristesse…, s’y plaisant – dire : tristesse…, s’y logeant, comme aux ruelles de l’amour. » En opposition, persiste le face-à-face avide avec l’intensité même de la vie, avec ce « prurit de l’âme » guidant la quête. D’où une dimension initiatique de ce chant, avec cet appel précisé au dépassement : « ”Et d’embrasser un tel accomplissement des choses hors de tes rives, rectitude » Parallèle avec, quatrième laisse : « ”Je te licencierai logique, où s’estropiaient nos bêtes à l’entrave. », avec la même nuance de l’annulation en quelque manière de la raison raisonnante, de la « rectitude » et de la « logique », inaptes à saisir la haute conscience visée ici. Une répudiation complète, exclamative, de la tristesse, comme d’un piège tendu même au poète, qui doit se tenir au plus haut degré de cette intensité existentielle : « ”Interdiction d’en vivre ! Interdiction faite au poète, faite aux fileuses de mémoire. Plutôt l’aiguille d’or au grésillement de la rétine ! » Rappel de l’importance de l’aspect visuel de la poésie selon la conception de Perse, pour qui le regard porté sur le réel doit être exploré par le poète – et début, ici d’une métaphore filée sur ce thème oculaire. Rejet ici, de la complaisance et d’un propos complaisant, à travers la métaphore de l’intensité, de l’ « aiguille » constant du renouvellement de l’élan vital, d’une sorte d’enthousiasme fondateur devant le réel. Fin de la laisse : fin de cette répudiation, sur une conclusion par la promesse, la volonté de garantie de la dispersion de cette tentation de la complaisance et du doute.
Quatrième laisse : précision comme intimiste de ce choix de l’élan enthousiaste – « ”Je te chercherai, sourire, qui nous conduise un soir de Mai mieux que l’enfance irréfutable. » L’élan vital et somme toute « facile » à atteindre par le simple souvenir de l’enfance, et ici l’autre intermédiaire, l’autre signe de l’élan, est le sourire (dont le motif est important chez Perse).
Les cinquième et sixième laisses se concentrent autour de la désignation émerveillée de ce nouveau sens réclamé par le poète, et domine ici une description de la splendeur de cette nouvelle hauteur, comme une « promesse » : « ”C’est une promesse semée d’yeux comme il n’en fut aux hommes jamais faite, / ”Et la maturation, soudain, d’un autre monde au plein midi de notre nuit… » Le surgissement de ce nouveau sens est saisi contre l’obscurité humaine (« promesse semée d’yeux » : reprise de la dimension oculaire). Sixième laisse : « ”Au fronton de nos veilles soient vingt figures nouvelles arrachées à l’ennui, comme Vierges enchâssées au bourbier des falaises ! / ”Contribution aussi de l’autre rive ! Et révérence au Soleil noir d’en bas ! » (cf. mises en perspective, à propos de ce symbole très puissant). Il s’agit de joindre à l’enthousiasme de l’élan, les soubassements obscurs de l’être, en tant qu’ils sont également porteurs de ce sens profond (et en cela bien différents de l’acédie, combattue par le poème comme on l’a vu). Le poète doit impérativement se maintenir dans la clarté : « ”Et toi, prends la conduite de la course, œil magnifique de nos veilles ! pupille ouverte sur l’abîme » Continuation de la métaphore filée de la dimension oculaire de l’investigation du poète. A noter que Claudel, dans son texte essentiel sur Vents, a souligné cette dimension oculaire de la définition même du poète chez Perse, évoquant l’ « Œil du contemplatif ».
Chant 6 (p. 61-62)
Ce chant est essentiel pour le poème et en général dans l’œuvre de Perse, au point de constituer une clé pour appréhender sa conception du poète et de la poésie, venant du reste confirmer la place centrale de Vents dans l’œuvre, d’un point de vue tant formel qu’intellectuel (pour en approcher les différentes implications, on consultera utilement tous les éclairages livrés au sein des commentaires recommandés au sein de la bibliographie). Dans le sillage du chant 5 (dans son propos sur la grandeur du poète et de la démarche poétique), exposition du prix de la parole du poète pour la communauté humaine et précision de la nature de la parole délivrée dans le poème – développant plus particulièrement quatre thèmes fondamentaux chez Perse :
1) L’ampleur de l’entreprise poétique : « Telle est l’instance extrême où le poète a témoigné ». D’emblée, il est précisé à nouveau que la démarche repose sur une mission de témoignage, en somme une sorte de chronique qui doit procéder comme par une capture, une saisie de l’émergence même de cette dimension de quintessence à la recherche de laquelle se place le poème (les termes s’y appliquent bien : « ”Enchantement du jour à sa naissance… Le vin nouveau n’est pas plus vrai, le lin nouveau n’est pas plus frais… » ; « Et vous aviez si peu de temps pour naître à cet instant…” » Saisir l’ontologie, la dimension première de l’être, ce pourquoi cette notion d’émergence, de naissance est ici si importante. Cette émergence provoque l’émerveillement du poète (« Enchantement »), en même temps que la hâte : « ”A moins qu’il ne se hâte, en perdra trace mon poème… Et vous aviez si peu de temps pour naître à cet instant…” » La fugacité de cette quintessence à saisir par le poème est une réalité qui impose la hâte et la concentration du propos, réceptacle de l’immanence dans laquelle se manifeste le souffle primal. L’idée est encore précisée, comme sur le fil du rasoir, à la cinquième laisse : « Cette heure peut-être la dernière, cette minute même, cet instant !… Et nous avons si peu de temps pour naître à cet instant ! » Une essence des choses se manifeste en cet « instant », que le poème doit recevoir, recueillir, et c’est dans cette hâte même que le poète parvient à saisir l’ontologie « à sa naissance », à la source même de son éclat (toute cette conception de la hâte à laquelle le poème doit être fidèle face à l’expression de la quintessence, était déjà exprimée dans « Exil »). Le rythme du poème lui-même devient se voit scandé par cette hâte, cette peur de perdre la substance de la quintessence ressentie (avant que d’être traduite en mots) : intervention des points de suspension en fin de chant ; signe typographique de la ligne brisée en clôture du chant. Si le poète réussit à réaliser cette saisie immanente, il appartient bien à une élite, comme il est sous-entendu dans sa présence « parmi » les hommes, mais en intercesseur entre la force pure et leur action : « Et le Poète aussi est avec nous, sur la chaussée des hommes de son temps. » ; « Poète encore parmi nous ». Bien sûr, cette présence est également à interpréter comme la reconnaissance du rôle effectif du poète auprès de la communauté humaine, à l’opposé d’une conception éthérée ou romantique.
2) La quasi-sacralité de l’ontologie saisie par le poète : une progression thématique d’une grande rigueur parcourt alors le propos. Deuxième laisse : par cette scène rituelle du chaman officiant, apparition de ce « très prompt message qu’émet aux premiers feux du jour la feuille aromatique de son être ». Un message substantiel et comme énigmatique qui est l’enseignement même de cette plongée dans l’ontologie, obtenue ici par le recours au rite de divination – le poète devant suivre le modèle du chaman, il est le mage de ce processus. Intervient alors à la quatrième laisse de nouveau l’élément du « chiffre » qui symbolise l’objet de la quête : « ”Tu te révéleras, chiffre perdu !… » Cette quête poursuit donc l’instance d’une restitution, puisque le chiffre a été « perdu » et qu’il convient de le reconquérir : restitution de l’être, du sens primaire. Puis l’éclatement final de ce message par l’exposition d’une pure sacralité, décelable par le ton exclamatif (« « Le cri ! le cri perçant du dieu sur nous ! »). Ce « message » s’impose par sa sacralité fondamentale : « ”Le cri ! le cri perçant du dieu ! qu’il nous saisisse en pleine foule, non dans les chambres, / ”Et par la foule propagé qu’il soit en nous répercuté jusqu’aux limites de la perception… ». Tout, dans l’image qui est répétée avec variation, comme clausule, implique l’idée de la force : registre même de l’impératif ; élément de la répercussion du cri ; motif même du cri, qui s’abat « sur nous », qui s’impose « à nous » par sa puissance propre – il s’agit en fin de compte d’une sommation.
3) La fonction du poète dans la communauté humaine : claire définition et délimitation rigoureuse, comme par souci de précision. Définition, à la troisième laisse : « Son occupation parmi nous : mise en clair des messages ». Le poète est donc avant tout un interprète de « messages » reçus ; il œuvre à leur déchiffrage. Délimitation : position du poète dans la communauté des hommes et dans son temps. Le poète accompagne ses contemporains, il les seconde, les assiste : « Et le Poète aussi est avec nous, sur la chaussée des hommes de son temps. / Allant le train de notre temps, allant le train de ce grand vent. » Allant le train du temps de ses contemporains, il n’oublie pas pour autant « le train de ce grand vent », intemporel quant à lui : par une double allégeance qui lui est consubstantielle, il est présent sur les deux dimensions, celle de la quintessence de l’intemporalité, et celle de la temporalité humaine.
4) La démarche poétique : conception du poème et de la création poétique de Saint-John Perse. Troisième laisse : conception du poème, par cette idée typique de Perse, selon laquelle le poème est avant tout le réceptacle du « message » qui lui préexiste (sur ce point, cf. dans l’édition des Œuvres complètes de Saint-John Perse dans la Bibliothèque de la Pléiade, note à propos d’ « Exil », p. 1109-114 et surtout 1110-1111). Le poème est en quelque façon l’organe transmetteur d’une connaissance, d’une instance en tout cas extérieure à lui, et l’idée réside ici dans ce primat accordé au « chiffre » suprême, sur le moyen de son décryptage et de son expression : le poème comme trace de ce décryptage. « Non point l’écrit, mais la chose même. Prise en son vif et dans son tout. / Conservation non des copies, mais des originaux. Et l’écriture du poète suit le procès-verbal. » L’idée du « procès-verbal » comme définition du poème lui-même est essentielle, avec le même élément de la trace que peut perdre le poème sans la hâte qui doit le conduire en présence de la quintessence. Comme un élément d’argumentation intervient entre parenthèses (où la rhétorique prend le relais de la précision que poursuit le propos poétique en jeu ici) : « (Et ne l’ai-je pas dit ? les écritures aussi évolueront. – Lieu du propos : toutes grèves de ce monde.) ». Relativisation des « écritures », c’est-à-dire de l’inscription de la littérature dans le temps et dans l’espace, car c’est par-delà les données temporelles et spatiales que peut s’effectuer la saisie de cette quintessence ontologique dont il est question ici. La quatrième laisse, par rapport à cette démarche du poème, apporte une nouvelle précision : rejet de l’inspiration éthérée et artificielle digne des « poètes maudits » – « Non point de ceux qui cherchent l’ébriété dans les vapeurs du chanvre, comme un Scythe, / Ni l’intoxication de quelque plante solanée – belladone ou jusquiame, / De ceux qui prisent la graine ronde d’Ologhi mangée par l’homme d’Amazonie, / Yaghé, liane du pauvre, qui fait surgir l’envers des choses – ou la plante Pî-lu, ». Allusion claire à cette conception du poétique (conception rimbaldienne du dérèglement des sens, conception très liée aux poètes maudits) selon laquelle le poète doit user de substances hallucinogènes pour atteindre la divination des réalités cachées derrière le rideau des apparences – vulgate si admise dans la modernité poétique elle-même, jusqu’à fonder une image conventionnelle désormais. Alors qu’il a évoqué plus haut l’Officiant, la chaman, il conçoit le poète dans une autonomie par rapport aux rites divinatoires : c’est l’investigation poétique elle-même qui est le pendant de l’art chamanique, et qui exige de qui en assume la responsabilité, le recours plein et entier à une lucidité intégrale (« Mais attentif à sa lucidité, jaloux de son autorité, et tenant clair au vent le plein midi de sa vision »). La lucidité de la quête poétique est une idée éminemment persienne, qui est liée en fin de compte, à toute une conception du réel, dont les dimensions multiples ne peuvent être explorées que grâce à un exercice extrêmement ambitieux d’une présence « intégrale » au monde. C’est pourquoi se glisse ici cette notion de l’ « autorité » assumée du poète, commandée par cette revendication d’un attachement à la clairvoyance devant le monde, à la lecture claire et inspirée du monde : cette lucidité fonde la démarche poétique, et elle induit l’acceptation de la dissidence liée à la condition même du poète, confronté au « plein midi de sa vision », avec cette nuance de clarté radicale qui détermine l’identité visionnaire du poète qui n’est pas le voyant au sens de Rimbaud, mais le clairvoyant par excellence.