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PERSE ET LES ARTS - Saint-John Perse, texte et images
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Texte de Raphaël Monticelli
Aspects du monde tremblant – L’hypothèse des Nymphéas
La démarche d’Henri Maccheroni a ceci de singulier qu’elle ne fait de la peinture ni une fin ni un moyen, mais un processus d’intelligence, une méthode d’interrogation et d’investigation, de rencontre et de dialogue qui met en oeuvre l’histoire et – dans une strate plus profonde – la quête de l’origine. C’est ainsi que l’artiste occidental Henri Maccheroni ne correspond pas à la définition courante de l’artiste contemporain. On le retrouvera plutôt du coté des débuts de la renaissance européenne, ou des créateurs des arts dits « premiers » pour qui l’art est justement un processus, une méthode de compréhension, et qui font de tout objet d’art une somme des relations entre les hommes et le monde.
Voici en quoi la démarche de Maccheroni est singulière : elle est portée par ces très profondes questions où se joue notre vision, notre présence au monde, notre vie et notre mort. D’où nous vient ce vertige quand nous demeurons fascinés dans la contemplation du miroitement infime de la mer, du trouble dense d’un étang à peine parcouru par les ridules qu’à sa surface provoquent les silencieuses glissades des araignées d’eau, d’un ciel voilé à peine par la naissance des brumes, ou la montée lente des moisissures et des salpêtres sur la surface d’un mur blanc ?
Et encore : d’où vient ce tremblement de la lumière dans ces tableaux de Monet ? Qu’est-ce qui pousse les fleurs d’eau à travers la toile emportant notre souffle et notre émotion ?
Car dans cette démarche, Henri Maccheroni rencontre les œuvres d’art comme autant de jalons, d’énigmes qu’il convient d’interroger et intégrer dans le processus... Au fond de ces « Nymphéas » par lesquels Maccheroni rend hommage à Monet, il y a l’eau des origines, et tous les liquides aux densités et aux couleurs diverses qui s’attirent ou se repoussent, se mêlent et se rétractent, mettant au monde des formes premières, engendrant des interstices là où les formes se différencient, cellules pulsant, et baignant dans des lumières sourdes.
Ce faisant, Henri Maccheroni nous livre tout à la fois une réflexion sur le monde, une véritable théorie de la peinture et une relecture des œuvres de Monet... Revoyant les « Nymphéas », les « cathédrales de Rouen », les « meules » au musée d’Orsay, et gardant en mémoire la démarche de Maccheroni, je n’ai plus vu seulement en Monet le grand artiste de l’impressionnisme parcourant et anéantissant de magistrale façon la distance qui sépare l’art figuratif de l’art abstrait ; je n’ai pas vu seulement le maître d’un nouveau rapport au temps et à la construction de la vision des apparences, je n’ai pas vu seulement le peintre du monde inversé; j’ai vu un artiste aux prises avec le monde, et son art comme une longue et infatigable quête de ce mouvement à l’oeuvre au coeur même des choses.
Ainsi, à la rencontre de Monet, ce n’est pas l’impressionnisme que Maccheroni reprend, et ce ne sont pas les « images » des nymphéas qui le font réagir, ni les bassins, ni les jardins ; il ne cherche du reste pas, lui-même, à reproduire des nymphéas ou à rendre l’atmosphère particulière des tableaux de Monet. Ce qui intéresse Maccheroni dans son dialogue avec Monet, c’est le tremblement particulier de la matière qui donne son origine au trouble qui nous saisit quand nous percevons que le monde des apparences tout à la fois se construit et se détruit à nos yeux ; et que la force qui le détruit est celle là même qui le construit.
Henri Maccheroni, extrait de « De la notion d’illustration à celle d’équivalence... », Colloque « Saint-John Perse ; Atlantique et Méditerranée », Tunis, avril 2004 © La nouvelle anabase, N° 3, Paris, L'Harmattan, novembre 2007 :
C’est lorsque je fus invité par Joëlle Gardes-Tamine, alors Présidente de la Fondation Saint-John Perse à Aix, à présenter mes premiers travaux sur Perse (travaux que j’ai dû considérablement augmenter par la suite) que m’est réellement apparue la nécessité d’un déplacement de la fonction illustrative vers celle d’équivalence. Cette évidence rendait l’enjeu d’autant plus important que le poète disparu, je ne pouvais m’entretenir avec lui du projet. Je me suis donc plongé assidûment dans les textes de Saint-John Perse ; les lisant et les relisant, il me fallut m’en imprégner le plus possible pour, en quelque sorte, les oubliant, n’en conserver que l’essence même, les laissant alors agir en profondeur. Une illustration anecdotique des textes de Saint-John Perse m’était inconcevable. Ce qui me convenait le plus dans l’œuvre de ce grand poète, ce sont ces traversées incessantes entre faune et flore, continents et civilisation, vents et mers, cieux et paysages, oiseaux, coquillages, casques, lances et masques – en somme réinventés par la poésie et rythmés par le mot, la phrase juste et recherchée au service du cette invention, en prenant ce terme dans le sens presque « archéologique », serais-je tenté au fond de le dire. Mes séries sur Saint-John Perse ont été titrées « Pour Saint-John Perse » et c’est à Joëlle Gardes-Tamine que je dois de les avoir nommer « Proximités Saint-John Perse ».
Henri Maccheroni est peintre. Il est photographe. Il utilise, détourne, fabrique des objets. Son univers est tout l’univers plastique. Son œuvre, entreprise depuis vingt ans, promet d’être, par sa diversité et sa force, l’une des plus importantes de l’époque. Maccheroni a toujours été un solitaire. Parti des lisières du surréalisme, il s’est peu à peu enfoncé dans la réalité, réalité dont il exprime, avec une violence souvent scandaleuse, le contenu ». Ces quelques lignes de Pierre Bourgeade – parues en 1977 dans le numéro Obliques spécial Sade – esquissent en filigrane un portrait de l’homme et de son œuvre dont le temps a vérifié la justesse. Né à Nice en 1932, Henri Maccheroni vit et travaille à Nice et à Paris. De nombreuses expositions, en France comme à l’étranger, présentent les moments cruciaux de son travail et de multiples ouvrages scellent ses rencontres poétiques et littéraires – autant d’éclats disjoints d’une seule et même pensée qui s’énonce plastiquement.
Tel le géologue donc, et - j’insiste - sans doute plus encore depuis qu'elle travaille sur les brouillons de Saint-John Perse, Geneviève Besse explore l'écrit, comme on explore les “pays de très grand âge”. Elle prospecte, scrute, recueille les indices, est sensible aux signes annonciateurs du gisement rare qui échappent à l'oeil du profane, isole le spécimen qui promet et qui révèle, l’auréolant d’ “éloges” verts, rouges, jaunes ou bruns représentatifs de quelque cycle que l’artiste ne s’explique pas, mais qui s’est imposé. D’aucuns penseront : “voilà un bien singulier rapport à la poésie de Perse”. L’artiste y semble, en effet, dans sa démarche, faire fi du sens et plus s'attacher à la forme que les mots revêtent. Mais, finalement, et à la lueur de ce que j’ai pu dire, peut-on imaginer approche plus persienne de l'oeuvre de celui qui a singulièrement souhaité et provoqué toute sa vie durant le “compagnonnage” des plasticiens ? L'on songe notamment aux collaborations réussies avec Braque, Clavé, Petit-Lorraine, à l'écho post-mortem de Garanjoud pour l'édition monumentale de Neiges... entre autres illustres hommages. Gageons que l'auteur de Nocturne et d’Amitié du Prince, que Geneviève Besse a plutôt choisi d’accompagner” pour la présente exposition, eût aimé la démarche de l'artiste tourangelle qui donne à voir sans doute là, dans ce dialogue respectueux qu'elle tente avec le grand poète, un des aspects les plus convaincants de sa production déjà riche et tellement cohérente, elle aussi, dans sa diversité, comme le montrera peut-être quelque jour une rétrospective attendue.
© Pascal Bergerault, extrait d’une allocution donnée au vernissage d’une exposition des collages de Geneviève Besse inspirés par Saint-John Perse, Châteauroux, 1998.
Geneviève Besse est cofondatrice de l’Atelier de la Dolve avec André Besse et Pascal Bergerault. L’édition de livres d’artistes est l’aboutissement logique - bien qu’il n’y ait rien de prémédité - d’un long parcours au cours duquel elle s’est mesurée avec toutes les techniques possibles : aquarelle, acrylique, huile, gouache, gravure, collage, tapisserie, peinture et encres sur soie... Elle a été pionnière en matière de créations faites à l’aide du photocopieur et nul doute que la création assistée par ordinateur ne la tente un jour qu’on sent proche. Ce mariage heureux entre la plasticienne et la technologie a plus ou moins coïncidé avec la découverte de la fascination que pouvaient exercer sur elle les brouillons et manuscrits d’écrivains qui sont devenus, dès le début des années 90, l’objet d’interrogations méthodiques et passionnées au gré de rencontres d’exception, qu’il s’agisse de poètes, tel Bernard Noël, Claude et Jacqueline Held, tous trois amis de longue date et souvent associés dans des livres, ou d’universitaires comme Pierre Fresnault-Deruelle ou Pascal Bergerault. Elle doit à ce dernier de lui avoir fait découvrir l’oeuvre et les brouillons de Saint-John Perse qui l’ont accompagnée pendant quatre ans et qui lui ont permis incontestablement de s’affirmer dans une technique où elle est passée maître. Plume, pinceau et ratures du peintre y "dialoguent" avec les signes déposés par l’écrivain sur la page, signes qu’elle s’est employée à interroger, déformer, détourner, avant de nous surprendre encore par de nouvelles démarches créatives.
Dans les années soixante d’autres rencontres avaient été décisives pour l’affirmation de son art : Ubac, Bazaine, Sonia Delaunay, Vasarely, Calder, mais aussi, un peu plus tard, Olivier Debré ou Zao Wou-Ki... On n'oubliera pas, bien sûr, l'influence de son époux qui eut un chemin parallèle au sien, plus discret mais non moins riche, et avec lequel elle vécut de passionnantes aventures artistiques et pédagogiques dont la création d’un atelier d’art pour les enfants : "l’Atelier Besse" d’où sont sortis quelques grands créateurs de notre temps.
Elle est régionalement, nationalement et internationalement reconnue puisqu’elle a exposé à Tours, Paris, Perpignan, Avignon, Besançon, Châteauroux, Montauban, Blois, Annecy, Saintes, Niort, Lyon, mais aussi à Lausanne, Genève, Zurich, Bâle, Tokyo, Osaka, Rotterdam, La Haye... Nombre de ses œuvres figurent dans des collections particulières et musées de France, Suisse, Etats-Unis, Pays-Bas, Espagne, Australie...
Depuis peu Geneviève Besse s'intéresse à l'un de nos plus grands poètes. A son oeuvre, certes, mais aussi, dans la logique de la quête qui est la sienne - et que je viens de rappeler à grands traits -, à ses extraordinaires brouillons. Je serais tenté de dire que la rencontre était inévitable. Qui a pu voir les brouillons de Saint-John Perse n'a pu rester indifférent. Qui sait en outre les rapports complexes qu'Alexis Leger / Saint-John Perse entretenait avec sa propre graphie sera on ne peut plus attentif à la présente démarche de Geneviève Besse. Alors qu'elle travaillait jusqu'ici dans l'immédiateté d'un brouillon raturé à souhait, dans l'instantanéité du document unique et surchargé, voici qu'elle découvre avec l'auteur d'Anabase la multiplication de ces témoins manuscrits de l'œuvre en marche et les divers états d’un texte, ce cheminement de l'écriture au fil des jours, dont chaque feuille témoigne, jusque dans l'illisibilité. L'idée de faire écho plastiquement à l'émergence du poème a manifestement pris forme et se rationalise lors de cette nouvelle étape de la recherche de Geneviève Besse. (…)
Qui a lu Saint-John Perse sait (…) que son œuvre est toute de strates accumulées comme sédiments invitant à une lecture “géologique”. Un texte, un mot en cachent toujours d'autres, ce qui donne cette vibration si particulière, ces résonances qui nous promènent d'un poème à l'autre au gré d'indices plus ou moins subtils, visibles à l'oeil du seul exégète, souvent. Geneviève Besse - qu’elle me permette cette hypothèse - veut peut-être par son travail nous rappeler cela : qu'il faut lire ou qu'on gagnerait à lire Saint-John Perse comme un géologue “lit” un paysage. Il faut sonder la superposition des couches décelables dans le poème, faire des prélèvements, des coupes... Chez Saint-John Perse de nombreux motifs cheminent, souvent celés sous la chape coulée à plaisir par le poète qui veut à toutes forces affranchir et abstraire son oeuvre dans une grandiose solitude. Ces motifs pourront passer inaperçus. Ils affleurent à d'autres endroits comme un cristal d'améthyste à cueillir au cours d'une promenade attentive aux choses.
Débat, avec Henri Maccheroni
et Raphaël Monticelli / Conclusion
générale à l'hommage du 25 septembre
Le lien de Saint-John Perse au monde des arts plastiques est dense et déjà ancien. Bien sûr, il y eut du vivant du poète, une inoubliable et fructueuse collaboration artistique avec Georges Braque, autour d’un ouvrage commun de lithographies et de poèmes, conçu dans l’esprit d’un réel compagnonnage, L’ordre des oiseaux, qui devait devenir Oiseaux. Mais le rapport du poète à la peinture apparaît beaucoup plus tôt, quand, dans ses années bordelaises, le jeune poète conçoit tout un poème dans l’inspiration d’un tableau de Gauguin vu chez Gabriel Frizeau, et ce sera L’Animale, qui ne fait pas partie du corpus des Œuvres complètes. Par ailleurs, comme c’est le cas pour les musiciens, le lien des peintres à l’œuvre de Perse ne s’est jamais démenti, et la chose serait-elle à attribuer au caractère particulièrement « imagé » de sa poésie, il demeure en tout cas que, comme l’ont attesté nombre d’expositions organisées à la Fondation Saint-John Perse d’Aix-en-Provence, les peintres les plus célèbres furent inspirés par Perse. Aujourd’hui encore, cet engouement persiste, et nos deux invités, Geneviève Besse et Henri Maccheroni, pourront témoigner de cette vivacité-là, dans un dialogue épaulé par Pascal Bergerault, Professeur au département d'Histoire des Arts de l'Université François Rabelais à Tours, qui nous parle ici de Geneviève Besse et de son rapport à Saint-John Perse :